mardi 14 avril 2015

Trash-Test et thriller gore : Boute is back

Les personnages de l'écrivain belge Antoine Boute sont souvent des écrivains, mais pas comme dans certains romans français, où l'on nous sert le sempiternel pensum du créateur reclus que vient repeindre de frais une jeune violoncelliste. Non, chez Boute, le personnage est écrivain parce qu'il écrit, point barre. Et ce qu'il écrit, on y a droit, et pas qu'un peu. Je m'explique (je m'énerve pas, hein): Prenez son dernier roman en date, S'enfonçant, spéculer. Eh bien le "héros", un certain Freddo, se "demande comment il va faire pour gagner sa croûte dans les mois qui suivent". Bonne question. Et la réponse est simple: pour ce faire, Freddo va se promener, il gamberge, les idées affluent, il peut alors rentrer chez lui et se coller à la page. Dans le cas présent, il songe à torcher "une saloperie de polar complètement dégénéré, ça va plaire au monde, qui croit qu'il en est à son crépuscule." Mais lors de sa promenade en forêt, Freddo tombe sur Valeria, une galeriste affolée qui lui demande son aide, et d'urgence: un de ses enfants (pas sûr) est enfermé chez elle (une bicoque hybride) dans son armoire (pas sûr là encore). 

A partir de là, le récit, comme souvent chez Boute, va se dérouler sur deux lignes, que dis-je, deux pistes, deux rampes à missile. D'une part les péripéties ahurissantes, défoncées, riches en sensations et cogitations de nos deux fêlés, d'abord dans une forêt de boue puis dans une maison style "House of Leaves, bref une quête sans queue ni tête ; de l'autre, l'inspiration velue que ces expériences inoculent dans le cerveau surchauffé de l'ami Freddo, qui profite de brèves pauses dans la narration pour étoffer son livre en chantier, complexifier son approche junk-trash-gore-quantique. Evidemment, c'est hilarant. Forcément, ça dérouille. Boute a le chic pour donner l'impression qu'il écrit à la va comme je te défonce alors qu'en fait tout est subtilement calibré, façon performance, et le flux barré de conscience fêlé, rendu par un soliloque mental-oral, oscille sans cesse entre délire et exégèse, avec en prime expérience des limites + auto-suggestion psycho-lubrique. Quant à la question du genre littéraire, Boute lui dégage les gencives au passage.

Alors voilà. Freddo suit Valeria, ensemble ils picolent, se tripotent, fouillent la maison, bouffent des burgers, tombent dans la boue, se manipulent, s'insultent, forniquent, planent, bref, ils explorent tous les recoins relationnels possibles, portés par une belle foi en l'extase bas de gamme. Et dans sa tête, l'écrivain Freddo invente l'histoire d'un fumier de première qui aborde une femme, lui roule un patin puis la jette sous le métro, puis l'engrosse pendant qu'elle est maintenue artificiellement en vie, puis laisse leurs enfants vivre comme des loups, devenir des loups, puis les viole et les féconde à son tour. Guignol est grand et Boute est son prophète.

Les écrits de Boute sont-ils irresponsables, dénués de surface, juste crypto-junk ? C'est tout le contraire. Comme chez l'américain Mark Leyner, l'excès, la mise en abyme, le méta-commentaire, l'écriture amphétaminée finissent par créer une critique politique et sociale du récit, une charge musclée contre le tralala créatif, et un mitraillage en règle des balises morales. Les clichés se font gentiment sodomiser. Le profond et le creux échangent leurs sucs. Le lecteur a le tournis. Et comble de pyrotechnie, émotion et réflexion foncent dans la mêlée grâce à une écriture qui sait glisser du grotesque au fantasmagorique, du trash à la transe. Le roman devient le mythomane de lui-même, se moque de lui-même, fait tout lui-même, mais au lecteur, il offre une expérience de première main :
"Ce putain de grenier hurle de rire, voilà l'affaire: on sent dans ce vide et ce silence un hurlement, c'est comme si, disons, on entrait en connexion avec les vibrations infra-atomiques; c'est une sorte de blague quantique, ce grenier. Et mon personnage devra avoir cette force-là aussi: la force du souffle infra-atomique, bang! Faudra se sentir comme dans le théâtre de la matière: comme si on évoluait parmi les forces brutes qui constituent la matière, la vie et le chaos."
S'enfonçant, spéculer nous entraîne dans les arcanes du compost textuel, et une fois de plus Boute nous prouve qu'on peut casser de la dynamite sur le dos de la narration et faire d'une blague une subversion.


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Antoine Boute, S'enfonçant, spéculer, éditions ONLIT,  14 €

Du même auteur:

Terrasses, éditions Mix, Paris, 2004 ;
Blanche, éditions Mix, Paris, 2004 ;
Cavales, éditions Mix, Paris, 2005 ;
Retirez la sonde, éditions de l'Ane qui butine, Lille-Mouscron, 2007 ;
Technique de pointe (tirez à vue), Le Quartanier, Montréal, 2007.
Du toucher. Essai sur Pierre Guyotat, éditions publie.net, 2008.
Neuf polars de saison, éditions publie.net, 2008.
Blanche Rouge, éditions de l'Arbre à Paroles, Amay, 2009.
Brrr! Polars expérimentaux, éditions Voix, Elne, 2010.
Post crevette, éditions de l'Ane qui butine, Lille-Mouscron, 2010.
Emissions, éditions Voix, Elne, 2010.
Tout Public, les Petits Matins, Paris, 2011.
Fin du monde: la Sextape, La Belle époque, Lille, 2012
Les Morts Rigolos, Les Petits Matins, Paris, 2014

2 commentaires:

  1. Quelle jubilation! Le Boute du bout de la littérature comme diraient les Québecois.

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  2. « Q: Is the novel dead?
    A: Oh yes. Very much so.
    Q: What replaces it?
    A: I should think that it is replaced by what existed before it was invented. »
    (Donald Barthelme: The Explanation)
    Sans commentaires…

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