Sarajevo, 1994-1997 : quatre années passées par l’auteur dans la ville assiégée, aux corps assiégés, aux esprits pris pour cible, par l’attente, la faim, le froid. Comment dire cette façon qu’à l’insupportable de chausser le quotidien pour en diffracter les foulées ? L’Ombre des montagnes procède par irruptions, écarts, décalages, sans jamais que les traînées de pastel sanglant cherche à faire fresque. Le récit de ces temps de guerre est le récit d’une guerre faite, aussi, à la langue, et Marie Frering déhanche sa phrase, l’aide à boiter pour mieux restituer l’expérience Sarajevo – elle cite d’ailleurs William Vollmann : « Elle boitait consciencieusement comme si elle avait pris des leçons de marche auprès de chats qui auraient leurs griffes récemment arrachées. »
Ce sont donc des instants, des bris, des paragraphes souvent courts, comme si, à l’image de la ville, il fallait vite traverser la page pour arriver, transi mais vivant, à la page d’après. Il y a des rêves, des « déblocades », des ritournelles, il y a des phrases dont la justesse vient de la blessure, ainsi parlant d’une jeune fille que revoit la narratrice et dont il est dit « Son sourire est toujours à côté de sa bouche. » Le couvre-feu semble vouloir lui aussi s’appliquer aux mots, mais Frering sort quand même, sort de la langue, dessine dans la nuit. Elle évoque « un affreux râle détimbré » et dans la même spirale fait se dresser des danseurs, grincer une grue et chanter des oiseaux. Elle parle aussi, en fin de livre, de l’étau qu’est tout départ, quand, après tant de disparitions, on continue d’avoir peur que l’aimé ne rentre pas. « Je dors et je pleure, répond une jeune femme à qui l’on demande ce qu’elle fait la journée lorsque son mari travaille. Pas encore habituée aux séparations qui n’ont rien de dramatique. »
Des figures passent, des instantanés troublés, inquiets, des verres pris en terrasse interrompus, des rues qu’on ne traverse plus, l’eau qui manque, la bière qu’on boit chez le boucher, les habits de jour qu’on porte la nuit, les cheveux longs qui au lieu de dire la frivolité disent la résistance de la grâce.
En à peine un peu plus de cent pages, Marie Frering réussit à faire rendre gorge à cette phrase aperçue sur un mur, déclaration-graffiti : « Nous sommes tous anormaux. » Sarajevo à la fin du vingtième siècle : « c’est à nous d’écrire les livres qui nous manquent » (p.35). Ce livre manquait, et sa lecture, à la fois lente et fulgurante, fait reculer l’accablement.
Un segment porte le nom de « Précis de foresterie » – et il dit tout, la douleur, la résistance, le travail des mots :
"On nomme chablis les arbres cassés par vent, neige, gel, pollution, catastrophes naturelles ou artificielles. Les bois sont laissés sur place s’ils ne présentent plus aucun intérêt économique ou ne possèdent pas suffisamment de richesse organique. Si le bois est exploité, on en distingue deux parties : le volis, la partie cassée, inutilisable, que l’on broie ou que l’on abandonne sur place pour le nichage des oiseaux, et qui se transforme à terme en humus ; et la chandelle qui reste sur pied, récupérable et récupérée. Une des exploitations possible en est le merrain, bois qu’on fend pour faire des douves de tonneau, à condition d’être en présence de chablis de bon chêne.
Le traitement d’un bois de mitraille est plus délicat. Chaque blessure entraîne du pourrissement. On constate que le chêne bleuit à l’endroit de la mitraille ou de l’éclat d’obus, par oxydation du métal. Un bois mitraillé perd 80 % de sa valeur marchande.
Je me demande s’il n’y a pas, entre certaines mains, un traité similaire pour les chablis humains. »
Marie Frering, L’Ombre des montagnes, éditions Quidam, 13 euros
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