mardi 26 août 2025

La certitude de l'absence: Bourrion au plus près de l'invisible

 


Certains livres s'efforcent de tourner autour d'un fantôme, d'un être disparu, ils en attisent les braises tant bien que mal, armés du soufflet du souvenir, en ravivant de fragiles lumières. La démarche de Daniel Bourrion, dans Le pays dont tu as marché la terre, se démarque de ces pèlerinages où l'affection est indissociable d'une fréquentation : ici, en effet, il ne s'agit pas d'une élégie ou d'un tombeau (quoique), car la personne à qui s'adresse le narrateur ne fut pas un proche, mais un lointain, même si leurs parcours connurent quelque temps, école aidant, des connivences purement parallèles. Ce sera donc le récit d'un côtoiement, l'histoire d'une silhouette frôlée, d'un proche resté, pour bien des raisons, lointain. D'un invisible qu'on aurait pu mieux voir.

Qu'est-ce qu'un passé commun dès lors qu'en divergeant des vies ont renoncé au hasard des échanges? Bourrion explore ce territoire pâli où le possible d'une rencontre s'est contenté d'être horizon, puis chimère. Les deux enfants ont partagé des lieux, des zones, des cercles, mais le croisement n'a pas eu lieu. L'amitié est restée lettre morte, mais il appartient à la mémoire non seulement de combler cette lacune mais d'en arpenter l'inéluctable persistance.

"Tu ne le sauras pas, mais retrouver quelque chose dans ce fatras flou qui ne cesse d'augmenter à mesure qu'on avance est une tâche impossible. Je tente ma chance malgré cette difficulté, puisque c'est seulement à ça que servent les mots, ceux qui les écrivent, parler des morts, les faire vivre, et tous les morts, particulièrement deux dont personne ne parle plus, afin qu'au moins quelqu'un crée la trace qu'ils n'ont même pas tentée."

On saisit l'originalité de la démarche de Bourrion. Là où d'autres transforment un être chéri en fantôme persistant, lui part (et parle) d'un qui fut de son vivant fantôme, et qu'il cherche aujourd'hui à rendre moins évanescent. Ce garçon qu'il n'a vu et connu que de loin en loin, ce jeune homme qui s'est refermé, éloigné/immobile, cet homme que la vie a laissé dans l'ombre, qu'en faire? Peut-on faire revivre une vie qu'on n'a fait qu'entrapercevoir? Ici, ce n'est pas l'imagination qui se charge de cette mission, mais simplement la phrase, son avancée têtue, qui par la seule force de sa patience, cherche à rendre chair à une silhouette.

Car si l'un, le récitant, a quitté les lieux, connut le grand dehors, parcouru les livres, l'autre, le reclus, a fait le chemin inverse, et connut la tristesse muette de l'effacement. C'est donc, à sa façon, un portrait en creux que propose Bourrion. Celui dont il parle, pourquoi n'était-il pas lui?  Fut-il un de ses possibles? Et lui, était-il, de cet être rongé de discrétion, un double improbable? Lignes de fuite, de partage, lignes brisées, interrompues: les trajectoires sont des destins en cours, un rien peut les arrêter, les changer en cercle, et au centre de ce cercle, naît un vide.

Lors d'une fête de village, les deux futurs hommes se croisent une dernière fois, quelques mots sont échangés:

"Lorsque j'ai enfin fermé ma grande bouche, demandé ce que tu devenais, tu m'as juste répondu, 'j'habite toujours ici', une réponse parfaite qui disait suffisamment pour que je n'insiste pas. Un grand silence est venu, dents longues. Il a creusé entre nous cette gêne dont ne sait sortir."

De cette gêne, qui par son feuilletage est aussi bien sociale que physique, Bourrion fait une quête, et par elle réussit à faire affleurer non seulement des odeurs, des couleurs, des lieux, des atmosphères, mais aussi tous ces instants non advenus qui, pourtant, parce qu'écrits, finissent par créer un lien. Quelqu'un a marché sur une terre commune, et de ses pas à jamais disparus il est néanmoins possible d'évoquer la trace. D'approcher "cette marque en creux pareille à celle qu'on laisse dans un sol meuble en enlevant son pouce, trace qui maintenant pour moi est toi."

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Daniel Bourrion, Le pays dont tu as marché la terre, éd. Héloïse d'Ormesson

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