lundi 19 octobre 2020

Le sabre sans le goupillon

S'indigner est certainement une belle chose. Mais parfois la décence exige de ne pas trop mêler promotion et crispation. Dans une tribune publiée le 18 octobre par Libération, l'écrivain Emmanuel Ruben revient sur le meurtre de l'enseignant Samuel Paty. Soit. Il commence sa tribune en rappelant un passage de son dernier livre (Sabre). Ma foi, pourquoi pas. Qui n'a pas une page sous le coude? Il nous dit que lui aussi a cauchemardé qu'on venait le décapiter. C'était un rêve, Emmanuel, ne t'emballe pas. S'en suit une description détaillée et imaginaire des cauchemars qu'a pu faire Samuel Paty. Soit. L'imagination est un chouette opium. Puis Ruben, sans doute par mépris du tabou, nous parle de la "tête sanguinolente" de l'enseignant qui fait "le tour du monde". Je veux bien qu'on appelle un chat un chat, mais pour dire l'horreur humaine il faut peut-être tremper sa plume dans une prose qui prend la poisse à bras le corps, non qui s'en imprègne comme d'un parfum. Bref. Puis Ruben nous désigne l'ennemi: le fanatisme. Ouf. On se demandait bien de quoi il pouvait s'agir. Mais que fait cet ennemi? Ruben nous l'explique; via des hommes, des femmes et des enfants, ce fanatisme s'en prend "à nos juifs, à nos prêtres, à nos dessinateurs". Nos? J'attends d'un écrivain qu'il pèse ses mots, et pourquoi pas ses articles possessifs. "Nos juifs" ? "Nos prêtres"? "Nos dessinateurs?" Pourquoi pas "nos islamistes", nos "ministres", tant qu'à faire.

S'en suit une diatribe où Ruben nous dit que le président de la République a "laissé un professeur se faire assassiner dans la rue après avoir été lynché sur les réseaux sociaux". Je veux bien que Macron soit responsable de beaucoup de choses, mais dire qu'il a laissé un professeur se faire assassiner, n'est-ce pas faire preuve d'une fièvre qu'aucun thermomètre, même inséré au fond d'une conscience qu'on suppose avisée, ne saurait justifier? Conclusion de Ruben, après quelques aveux d'impuissance? "Le temps est venu de dire assez." Assez? C'est tout? A-t-on besoin ici-bas d'un écrivain pour nous dire qu'il est temps de dire assez? Peut-être. Mais qu'il nous dise qu'il est temps de dire assez en nous disant qu'il est temps de dire assez? Pitié. Ruben ne s'en tient pas là, heureusement: il va plus loin. Il veut que "toute la lumière soit faite sur cette affaire." 

A l'heure où Onfray s'interroge sur les dix-huit versions précédentes du Covid (je me permets de mentionner ce virus puisque Ruben réussit le tour de magie de l'évoquer dans sa tribune sur, on l'a compris, tout autre chose), il serait bon que les écrivains, même quand ils ont un livre visionnaire sur les tables des librairies, ne prennent pas leur révulsion naturelle pour une réflexion culturelle. La mort de Samuel Paty est un drame sans nom, mais ce n'est pas "mon" mort. Aucun possessif ne saurait avoir valeur de deuil, même républicain.

Emmanuel, je te propose pour ta prochaine tribune, de méditer cette citation de Kafka: "Quand on a accueilli le Mal chez soi, il ne demande plus qu'on lui fasse confiance." Tu as tout le temps que tu veux. Personne ne ramassera ta copie tant que tu ne l'auras pas lue et relue.


7 commentaires:

  1. J'ai trouvé cette tribune proprement sidérante!!! merci Claro pour la mise au point.

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  2. On ne saurait mieux le dire. Ou l'écrire. Merci Claro.

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  3. Et je viens de pêcher ce que l'apôtre avait précisé sur son fil Facebook. Libé n'était pas même à la hauteur de son Zola... : "Je rétablis ici les passages gommés par le journal de peur d'être accusé de diffamation : "J’accuse M. Brahim Chnina, parent d’élève, ainsi que tous les parents d’élèves qui ont participé au lynchage de Samuel P, d’appel au meurtre et de complicité d’assassinat. J’accuse M. Hajj Brahim, imam de la mosquée de Pantin, d’appel au meurtre et de complicité d’assassinat. J’accuse Mme la principale du collège du Bois d’Aulne de non-assistance à personne en danger. J’accuse Mme Charline Avenel, rectrice de l’académie de Versailles, de non-assistance à personne en danger. J’accuse la secrétaire générale du syndicat SNES-FSU, de non-assistance à personne en danger. En portant ces accusations, je n’ignore pas que je me mets sous le coup de la loi qui punit les délits de diffamation."
    Avec les tribunes qu'il écrit, on pourra bientôt bâtir un stade à NOTRE Littérature!

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  4. Un peu de farce dans "notre" tragédie... Epoque opaque !

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  5. http://www.emmanuelruben.com/archives/2020/11/14/38649687.html

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  6. Je suis surprise du ton de ce blog concernant un écrivain (Emmanuel Ruben en l'occurrence). Que l'on soit d'accord ou pas avec sa tribune dans Libé, quel intérêt de procéder à un tel lynchage? Quand je lis des blogs en lien avec la littérature, ce n'est pas pour retrouver ce genre de propos haineux et stériles, déjà bien assez nombreux malheureusement sur la toile et dans moult domaines du monde qui nous entoure...! Je trouve le procédé vil et malsain (y aurait-il des rivalités entre auteurs ou entre maisons d'édition? je n'en sais rien et ça ne m'intéresse guère, je suis une simple lectrice de la campagne!). J'ai pour habitude de piocher par-ci par-là sur internet des articles sur les livres et leurs auteurs et des chroniques littéraires. Et je sais faire la différence entre une critique étayée et une attaque gratuite ad hominem. Eh bien je ne vous lirai plus Monsieur Claro. Agnès Z.

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