Le Soufi – qui vient de paraître aux éditions Le Cadran Ligné – pourrait être une parfaite introduction à son travail. Il est question d'un gyrovague – un moine vagabond, donc – qui rencontre un "petit homme", et des développements issus de cette rencontre. En une cinquantaine de pages, Graciano parvient à faire de cette rencontre un mystère, au sens quasi religieux. Le gyrovague, qui recèle un secret sous sa bure, se voit pris en charge – morale, mais aussi affective – par le petit homme, qui va accomplir sur ce dernier ce qu'on est bien obligé d'appeler ici des "œuvres de miséricorde". Il va lui donner à boire, le nourrir, le laver, l'accueillir, panser une certaine plaie qu'ici nous tairons et accomplir enfin un rituel d'ensevelissement qui est le point d'orgue du récit. Chaque action est décrite avec un luxe de précision faisant paradoxalement écho au parfait dénuement des protagonistes. La langue, donc, prend sur elle, dans son déroulé même, la richesse intérieure des personnages que le texte s'interdit d'exposer. En décomposant les gestes, en les fractionnant méthodiquement, Graciano dote chaque étape de l'agir – faire un feu, ôter une tique à un oiseau, remplir une gourde… – d'une dimension quasi chamanique.
Dans le texte de Graciano, c'est le gyrovague qui dit. "Et le gyrovague dit qu'à son éveil il y avait un homme accroupi à quelques pas devant lui, comme qui dirait assis sur les talons, et le gyrovague dit que c'était un très petit homme, presque nain, quoiqu'harmonieux de corps, avec un visage plat et un nez camus quasi inexistant, comme celui d'un félin, et le gyrovague dit que […]." L'autre homme – le soufi – ne parle pas, il se contente d'agir au ras de la vie, de ses nécessités. Affranchi de tout ego, il est hors le langage, tout entier recueilli dans le geste qui répare. De même, la phrase de Graciano répare, en ce qu'elle n'omet rien dans sa description des actes de miséricordes, grâce à cette langue minutieuse qu'on a évoquée plus haut, et qui, par son excès d'objectivité, finit par générer une prodigieuse générosité. La langue, ici, donne à voir (et sentir, toucher, humer, etc.) ce qui se produit en dehors du langage. En fait, on pourrait dire que Graciano ne cesse de confectionner de discrets miracles. Ce qui rend son texte éminemment hypnotique, tout entier consacré à la révélation de ce qu'est, au plus profond, la "façon de faire". Façonné, fascinant: chez Graciano, les deux font noces.
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Marc Graciano, Le Soufi, Le Cadran Ligné, 14€
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