dimanche 18 octobre 2020

Buisson: Persée à jour


Admettons un instant que les mots ont un sens, les phrases une portée, surtout quand on est directeur-adjoint d'un grand quotidien de droite, comme le Figaro. Supposons que Jean-Christophe Buisson a réfléchi avant d'écrire le tweet suivant, tweet accompagné d'une photo de sculpture:

"Pendant ce temps, à New York, devant la Cour pénale, on installe tranquille une statue 'féministe', #metoo, destinée à dénoncer les violences masculines. Et que représente-t-elle? Une Méduse tenant dans sa main la tête d'un Persée qu'elle vient de décapiter…"

Tout, dans ces trois phrases, sent mauvais. Essayons de comprendre pourquoi. "Pendant ce temps": formule elliptique, qui renvoie à une actualité située dans un autre lieu, une actualité qu'on ne nomme pas, qu'on laisse au lecteur le soin de deviner. Quelle actualité? S'agirait-il des "violences masculines", aussitôt mentionnées, qui existent aussi bien en France qu'aux Etats-Unis? On pourrait le penser, puisque Buisson nous dit que "on" – ah, ce "on"… – a installé "tranquille" une statue de Méduse visant à "dénoncer les violences masculines". C'est évidemment plus retors.

Attardons-nous sur ce "tranquille". Ce n'est pas un "tranquillement" (trop long pour un tweet?), juste un "tranquille", comme on dit "peinard", en sous-entendant, presque, "impunément". On sent bien que ce "tranquille" est censé résonner avec ce "pendant ce temps", mais pourquoi? Il faut avancer dans le tweet. Nous voyons la photo de la statue, mais Buisson a besoin de nous éclairer. Il s'interroge donc, nous interroge: "Que représente-t-elle?" Méduse victorieuse de Persée (et non l'inverse). Mais là tout bascule. Parce qu'en déposant en fin de tweet le verbe "décapiter", assorti de points de suspension, verbe qui est aujourd'hui même chargé d'une horreur renouvelée, Buisson provoque un étrange court-circuit. Ici, une précision qui a son importance : c'est Buisson qui tisse ainsi, l'air de rien, un parallèle entre la sculpture et le drame survenu en France; ce n'est pas le sculpteur Luciano Garbati, dont l'œuvre est exposée depuis le mardi 13 octobre.

La question est donc la suivante: en juxtaposant dans son tweet les mots "pendant ce temps", "tranquille", "violences masculines" et "décapiter", que cherche donc à nous dire Buisson – ou à ne pas dire? Qu'il y a un lien entre la violence d'un assassinat et la violence des revendications féministes (et non entre la violence d'un assassinat et les violences masculines-? Que d'un côté on représente "tranquille" une décapitation qui serait prônée par #metoo tandis que – "pendant ce temps" – une autre décapitation, bien réelle celle-ci – provoque l'horreur ici?

Il y a tellement de sous-entendus flottants dans le tweet de Buisson qu'on finit par comprendre que ce qui est dit, ce qui importe, c'est moins un énoncé clair et nauséabond, qu'un réseau d'insinuations, l'ébauche de parallèles. Oui, ce qui importe ici, dans cette réthorique éprouvée de la lâcheté, ce n'est pas tant de dire, mais justement de ne pas dire, de ne pas dire vraiment. De laisser entendre. De présenter un non dit comme un ready-made: une sculpture montrant une décapitation (qui serait bien sûr symbole d'un féminisme vengeur…) juxtaposé avec des mots en apparence vagues "pendant ce temps", "tranquille".

Un enseignant français a été décapité. Des femmes sont, partout, victimes des violences masculines. Une sculpture – inversant le mythe de Méduse, et en rien un appel au meurtre – a été érigée il y a un semaine devant la Cour pénale américaine où a été condamné Weinstein. — Faire passer "tranquille" un fil entre ces trois événements est une étrange façon de nous dire que — que quoi? Le non-dit, ici, est si criant qu'on a du mal à ne pas l'entendre. Et son obscénité est totale.

4 commentaires:

  1. (dégueu)(loin de cet odieux Buisson qui siffle au-dessus de nos têtes ses sales insinuations, n'empêche, cette Méduse tenant la tête de Persée, ça donne à penser)

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  2. J'aime votre blog que je suis régulièrement, j'ai lu pratiquement tous vos romans et je ne lis sûrement pas le Figaro. Mais, ici, vous donnez un parfait exemple de ce que Clément Rosset appelait "la bêtise de l'intelligence", la pire de toute car sûre de son assise, de son bon droit, et de son autorité. Heureusement, on a tous le droit à nos moments de faiblesse, mais pitié, Monsieur Claro, ne soyez plus Monsieur Homais.

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  3. Au sens flaubertien, nous avons tous nos moments de pharmacie.
    En publiant ce commentaire, vous sortez de l'officine. Vous êtes courageux, M. Claro et honnête. Heureusement qu'il y a encore quelques gens de votre trempe sur internet. Au plaisir de vous lire, comme toujours.

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