Proust par Barthes: ça pourrait être une équation. Proust que multiplie Barthes. Et de fait, c'en est presque une, avec des résultats surprenants. Car le "recueil" qui vient de paraître au Seuil dans la collection Fiction & Cie, intitulé "Marcel Proust" et sous-titré "mélanges", bien qu'hétérogène, permet non seulement de revisiter Proust avec Barthes, mais également d'étudier les effets secondaires de l'elixir Proust sur Barthes. Or le rapport de Barthes à Proust est très particulier: nulle dévotion ("je ne suis pas un inconditionnel"), la conscience agacée d'une certaine contamination '"Etant dans le 'proustisme', il va falloir que j'arrête un peu: je suis intoxiqué, je perds mon indépendance 'créatrice'!", une méfiance pour le biographique doublée d'un processus d'identification (la mort de la mère comme déclencheur d'écriture)… C'est comme si Barthes cherchait chez Proust, aussi bien dans sa vie que dans son œuvre, les raisons pour lesquelles, lui, Barthes, s'intéresse à Proust. Il faut dire que sa fréquentation de Proust se fait de plus en plus exogène au texte, à rebours de cette pratique du plaisir lié à l'écrit même dont Barthes s'est fait le héraut – lecture de la bio de Painter, visite des lieux proustiens, archivage des photos des possibles modèles des personnages.
Parmi les choses passionnantes qu'on trouve au fil des textes qu'a consacrés Barthes à Proust, il y a cette quête d'un point de basculement. Barthes aimerait répérer, au mois près, et pourquoi pas au jour près, à l'heure près, le moment x où Proust "bascule", où il quitte l'agrégat du Sainte-Beuve pour s'enfoncer dans la Recherche. Ce moment x, Barthes pense pouvoir le situer en septembre 1909, et même quand, via des recherches menées par des proustologues, il comprend que la Recherche est déjà en bonne voie à cette époque, il persiste dans sa théorie d'une épiphanie, d'un moment où, comme il le répète souvent, "ça prend", c'est-à-dire, où, telle une mayonnaise, une certaine matière (dont il importe d'identifier les composants) peut désormais occuper un volume de plus en plus grand sans que sa tenue ou sa saveur soit menacée. Ces éléments composants la mayo-Proust sont au nombre de quatre: la réinvention du je, la conscience des noms propres, le retour des personnages, le choix d'un ouvrage en expansion.
Mais cette quête d'un basculement excède la pure curiosité technique. L'enjeu caché est, ici, énorme. Pour Barthes, il s'agit d'un moment existentiel, celui où l'on décide d'engager sa vie tout entière dans un projet. La fenêtre de tir est étroite. C'est comme une chance à ne pas rater, et dont Barthes sent bien qu'elle pourrait lui échapper alors qu'il est au seuil de ce qui portera à jamais le nom de "préparation du roman":
"Ainsi cheminant, il se produit tout d'un coup cette évidence: d'une part, je n'ai plus le temps d'essayer plusieurs vies: il faut que je choisisse ma dernière vie, ma vie nouvelle, 'Vita Nova', disait Michelet […]. Or, pour celui qui écrit, qui a choisi d'écrire, il ne peut y avoir de 'vie nouvelle', me semble-t-il, que la découverte d'une nouvelle pratique d'écriture."
Tel Dante au milieu du chemin, mais inspiré par une énigmatique journée de septembre 1909, Barthes rêve, presque sur un mode nervalien, à une autre vie, une dernière vie qui lui permettrait de faire coïncider œuvre et vie, avec pour corrélat le fait que l'achèvement de l'œuvre serait concomittante avec la fin de l'existence. Fascination de Barthes pour l'après-Recherche: cette question qu'il pose à plusieurs reprises: qu'aurait pu écrire Proust après la Recherche?
Ces "mélanges" offrent bien d'autres intuitions. Il y a l'idée que le quantitatif, chez Proust, est en fait un qualitatif. C'est parce que la Recherche s'autorise l'expansion (par addition de fragments) qu'elle accède à un niveau supérieu ("vous le savez, la Proportion n'est pas une quantité, c'est une qualité").
Le fameux incipit de la Recherche – avec son roublard décasyllabe: "longtemps je me suis couché de bonne heure" –, est pour Barthes, lié inconditionnellement à la mère, à la possibilité du baiser vespéral, à l'invention de la frustration, etc. Se coucher tôt pour ne pas rater la mère. Lecture très personnelle de Barthes, qui ne cesse d'établir un lien de porosité entre le "marcellisme" et ses propres rapports avec "mam", sa mère à lui. Cette crispation œdipienne semble empêcher Barthes de lire autrement le fameux "je me suis couché de bonne heure" (car ce "bonne heure" c'est aussi le matin, l'heure à laquelle Proust écrivain se couche; et surtout, le fait de se coucher "tôt" est lié moins à la mère qu'au fantasme du repos comme antichambre de la création…).
On trouve aussi dans ces mélanges une réflexion essentielle sur le "grand projet, que Barthes estime absent d'une certaine façon chez Proust, lequel entrerait dans la Recherche d'abord par la matérialité de l'écriture avant que tout ne se "fédère" dans son esprit:
"[Pour moi: stérilité évidente des 'Grands Projet' mais persistance évidente de l'activité d'écriture des Notations.]"
On le voit, le Proust de Barthes est un étrange double qui l'aide à mieux percevoir les enjeux, les risques et les impossibilités d'une "œuvre" nouvelle, différente. Le temps perdu, n'est pas un temps gâché, mais caché. L'avenir de l'écriture reste embusqué dans le présent…