[Si vous ne connaissez pas Pierre Vinclair, on vous conseille vivement de vous jeter sur le dernier numéro du Matricule des anges, qui lui consacre un dossier en tous points passionnant. Bien sûr, le mieux est de vous jeter parallèlement, tel un plongeur accompagnant son ombre pour mieux diviser l'onde, sur les deux ouvrages de Vinclair que publient les éditions Corti, agir non agir et La Sauvagerie. Je ne parlerai aujourd'hui que du premier, agir non agir, sous-titré éléments pour une poésie de la résistance écologique.]
Malgré ses allures de manifeste, agir non agir pourrait à première vue passer pour une guide de survie en milieu poétique. Quelle poésie inventer pour échapper au "piège du lyrique" et/ou à la "tentation du nihilisme"? Vinclair ouvre sa réflexion par une équation qui bien sûr n'en est pas vraiment une: le poème est-il un animal? Cette question, qu'il déconstruit très vite, lui permet toutefois de se poser la question de la sauvagerie du poème. Sans être naïf au point de croire que le poème n'est autre que la fameuse panthère de Rilke, on peut s'interroger sur la nécessité d'un devenir-animal du poème. Comment penser l'ensauvagement de la forme poétique, et surtout pourquoi? On sent chez Vinclair une passion de l'oscillation. Dès qu'il avance un concept, il le soumet à des vibrations pour voir s'il tient, s'il se fissure, si ça l'affaiblit ou le renforce. Le sauvage? Ce concept n'a pas de valeur pure, il reste relatif, et au lieu d'en faire un primat, autant le penser comme une perspective, un point de fuite. Autant l'habiter.
Ici, la sauvagerie est un point non négociable, pas seulement parce que le poème est, depuis Rimbaud, un "peau-rouge criard", mais parce que cette sauvagerie établit un lien avec la nature, or le propos de Vinclair vise à une sorte d'écopoétique. On doit sauver la Terre. On ne le peut sans doute pas, mais on le doit. La nature est à la fois tout et diversité: il faut donc parvenir, par quelque chose de l'ordre peut-être de la pensée magique, à articuler ce Tout, qui relève à la fois d'une réalité (Gaïa) et d'un fantasme (Gaïa souillée par l'Homme), avec toutes les choses qui composent et saturent ce tout. On pourrait craindre ici un délire hégémonique, ou une ambition littéraire ayant pour finalité le fameux (et vain) livre-monde, mais Vinclair n'est pas tombé de la dernière pluie, il est plutôt du genre à réinventer la pluie. Il ne s'agit pas de tout dire, et ce pour une bonne raison: la poésie n'est pas du côté du "dire" (pas seulement…), elle est avant tout un agir, et un poème se veut la mise en acte de sa propre genèse (et de sa propre finitude), il est à la fois le rugissement et l'écriture du rugissement :
"Si le poème est un animal, c'est donc au sens où il parvient à incarner dans le langage, sur une page, dans des vers, une présence sauvage, brutale et opaque, qui bouge et qui vit —plutôt qu'elle n'a du sens. Une sorte de corps, indépendant, autosuffisant, composé de différentes logiques qui ne se soumettent pas à une signification décidée par l'intention d'un poète." (Vinclair)
Pour que le poème ne meurt pas dans sa cage en se croyant libre – autrement dit pour éviter qu'il se croie l'incarnation de la littérature, une croyance qui selon Vinclair relève du fétichisme et s'apparente plutôt à de la "menuiserie d'épaves" –, il existe un recours, un verrou de sécurité, si l'on veut, et c'est la haine de la poésie. Il faut entendre ici cette haine non comme une hargne délétère, mais comme une méfiance musclée, qui plus est interne à l'acte poétique : il revient en effet à la poésie de se méfier d'elle-même, de ne pas prendre le chant des oiseaux pour le carillon des anges. L'objet de sa haine, par conséquent, n'est rien d'autre que son incapacité à "tenir la fausse promesse de la signification pleine". Ce n'est pas une pulsion négative, plutôt une crispation dynamique: attention danger, la langue ment, pas la peine de redoubler le mensonge. Forgeons un poème qui ne se mente pas à lui-même, qui ne cherche ni le brouillage élégiaque et ne se complaise dans la dilacération critique – Tarkos ma non troppo… Ne pas singer Artaud. Ne pas diluer Prévert. Ni tic ni toc. Le tout, c'est du cas par cas. Non un loup, mais des meutes. L'unique est foule.
Quand Vinclair écrit "la poésie est haine de la poésie, et la haine de la poésie, poésie", on peut penser entre autre au texte de Cholodenko, La poésie la vie (P.O.L) :
"La poésie se fait entre l'être et l'être pas".
Oscillation = dynamique. Moins le dérèglement des sens qu'une régulation chamanique. Si le texte est hanté, alors faisons tourner la table, faisons chanter les spectres, mais d'abord écoutons le bois de la table, et le murmure de la forêt dans le bois de la table. Réfléchir à l'agir du poème est déjà faire acte poétique, c'est le début de l'ensauvagement. Comme le dit aussi Vinclair, dans son entretien pour Le Matricule, "la théorie est aussi un acte de lecture". La pensée est métrique. D'où l'importance de ce qu'Auxeméry, cité par Vinclair, appelle "la maîtrise du transport". Nous sommes les passagers de la Terre. Le transport est aussi bien un mode de transe (voyage sidéral) qu'un moyen de déplacement (où allons-nous?). D'où l'importance, dans la cage du poème, de faire dervicher la langue. Projet objectif? construction épique? trajet politique? Le poète-bricoleur doit savoir aussi bien saboter que by-passer.
Difficile de faire le tour de ce moulin à prières poétiques qu'est agir non agir. D'autres dispositifs subissent l'opération oscillante mise au point par l'auteur, comme la catabase, le recyclage, la traduction. Rappelons juste que l'un des grands intérêts du livre est bien sûr, aussi, le dialogue qu'il entretien avec l'autre livre de Vinclair, La Sauvagerie, fort d'un demi-millier de dizains, livre qui n'est pas l'application d'une théorie, mais bel et bien une épopée de haute vertu, souvent bifide par la langue, et dont on sait déjà qu'elle sera suivie par d'autres volumes tout aussi stimulants. "Réagencement sensible du collectif", la poésie made in Vinclair est une machine sidérante branchée sur le corps sans organe de la Terre. Au lecteur de l'alimenter. Vavavoum !
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Pierre Vinclair, agir non agir, éd. Corti, coll. "en lisant en écrivant", 19 €
& La Sauvagerie, éd. Corti, 22 €
P.-S.: Ce sont les deux premiers livres que j'ai achetés en librairie après le déconfinement. Et il n'est pas inutile de préciser qu'à leur manière ils sont parfaits pour déconfiner, également, la pensée poétique…