Vers la baie, quatrième livre traduit de Cynan Jones, est l’exemple
typique du roman qui force l’admiration, une admiration partagée à parts égales
entre son auteur et sa traductrice. La prose de Jones, qui atteint des sommets
de précision même quand elle s’attache à décrire des états diffus ou des
sensations improbables, ne souffre aucun flou, et il fallait l’incomparable
talent de Mona de Pracontal pour qu’elle puisse renaître avec la même cinglante
acuité.
Le récit, en lui-même, est d’une simplicité absolue, et réside tout entier
dans la dérive en mer d’un homme sur un kayak, ses tentatives aussi désespérées
que méticuleuses pour se maintenir en vie, ses liens avec le monde réduits aux
mouvements de l’eau, à la brûlure du soleil ou la mitraille des pluies. Non
seulement la traductrice devait rendre la phrase dans sa rêche économie, mais
également dompter un certain lexique marin sans qu’il déséquilibre la syntaxe. La
tâche a dû être rude, mais elle a été si bien menée qu’à aucun moment on ne
sait pointer les os de l’anglais sous la peau du français. On sent en outre à
chaque instant la délectation du mot juste, qui ne sert ici aucune fioriture,
mais au contraire assure la nécessaire tension de chaque énoncé, un peu comme ce
« bonbon de beurre brûlé qui poisse les doigts » : l’image a
ressuscité en français dans sa pleine sonorité.
Le texte (français), en oscillant
subtilement entre temps du présent, du passé simple et de l’imparfait, parvient
à restituer à merveille la sensation de déséquilibre qui menace à tout instant
le récit :
« Il avait un tintement dans les oreilles, une stridulation d’insecte. Il se sentait ivre. Sa tête éclatait sous les pulsations. Il laissa la lumière entrer petit à petit, comme s’il l’avalait par gorgées avec son œil, leva la tête et vit l’eau. Il crut d’abord qu’il était aveugle, puis il comprit : il n’y avait que l’eau à voir, rien d’autre. »
La cadence soutenue ici entre
autres par les sons « v », « t », et « s », n’est
possible évidemment que parce que la traductrice a l’oreille absolue, et que
ses choix de traduction sont intrinsèquement liés à un instinct musical.
La beauté dénudée du texte de Cynan
Jones est donc ici non pas magnifiée mais interprétée sur un clavier non moins
exigeant. C’est une question d’équilibre, un équilibre chimique, quasi magique ;
disons plutôt que cette traduction est une affaire électrique, une histoire de
tensions, d’impulsions, de reconduction des forces magnétiques – et comment
mieux expliciter la chose qu’en citant ce passage exemplaire qui semble à la
fois décrire le miracle de la prose de Cynan Jones que celui opérée par la
traductrice, Mona de Pracontal :
« L’orage était né à plusieurs kilomètres au large. Une masse d’air avait fini par céder à d’infimes variations et devenir instable. Sous les différentes pressions, un nuage s’était formé et déplacé, poussant l’air froid devant lui.
En chemin, le nuage lui-même se mit à se polariser. Les charges positive et négative qu’il contenait se séparèrent. La charge négative amassée dans sa base envoyant des traceurs descendants – de l’énergie négative, qui progressait par lignes – jusqu’à ce que le sol réponde en émettant des traceurs à charge positive, patientes antennes.
Quand les deux charges se rencontrèrent, le courant circula, essayant de neutraliser la séparation qui s’était faite dans le nuage. De la court-circuiter.
La foudre n’est pas la décharge. C’est l’effet local de la décharge. Autour de laquelle l’air explose. »
La lecture n’est pas le texte. C’est
l’effet traduit du texte. Autour de laquelle le lecteur exulte.
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Cynan Jones, Vers la baie, (titre original : Cove), traduit de l’anglas
(Pays de Galles) par Mona de Pracontal, éd. Joëlle Losfeld
Claro ou l'art de donner envie ! Merci :)
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