vendredi 12 juillet 2019

Entre Lazare et Reznikoff


La « littérature lazaréenne » – pour reprendre une expression forgée par Jean Cayrol, autrement dit les récits issus de l’expérience concentrationnaire durant la Seconde Guerre mondiale – est un corpus en soi, dans lequel le témoignage fait l’épreuve d’une « mise en forme » à la fois impossible et nécessaire, puisque la parole tourne autour d’un indicible qu’il faut néanmoins restituer. Il existe d’autres textes qui, bien qu’émanant d’écrivains n’ayant pas vécu directement l’horreur de la Shoah, entretiennent avec la mémoire du génocide un lien particulier, et parmi ceux-ci on citera bien entendu Holocauste, ouvrage publié en 1975 par Charles Reznikoff et qui a marqué un tournant.

Dans Holocauste, Reznikoff s’est appuyé sur des compte-rendu de procès, où abondaient les témoignages de victimes, pour restituer, via un montage brut mais réfléchi, ce point de bascule de l’Histoire. S’absentant de l’œuvre, l’auteur se pose en artisan, composant une mosaïque qui, à la fois dans le détail et par son ampleur, permet au lecteur d’affronter l’horreur des camps selon une perspective polyphonique. Dans un esprit similaire, on citera également nachschrift (1986/93/97, de Heimrad Bäcker, récemment paru en France sous le titre transcription (cf. biblio).

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Bien qu’uniques en leur genre, ces ouvrages, qui ont marqué un tournant dans l’approche « textutelle » de l’horreur concentrationnaire et de l’extermination humaine, ont été précédés dans leur démarche singulière par un ouvrage recourant au même procédé « accumulatif ».
Publié par l’Office français d’édition en 1946 (mais l’achevé d’imprimer est du 15 novembre 1945), le volume IV des « Documents pour servir à l’histoire de la guerre, intitulé Camps de concentration, offre un saisissant précédant aux textes de Reznikoff et Bäcker. Réalisé par Eugène Aronéanu – pénaliste et pionnier de la théorie du crime contre l’humanité –, sous la houlette de Jacques Billet, directeur du Service d’information des Crimes de guerre,  ce volume se veut une "synthèse" de l’horreur concentrationnaire. Comme l’explique Aronéanu dans sa courte préface :
« J’ai pensé qu’il fallait faire connaître à l’opinion publique mondiale que l’Allemagne nationale-socialiste dans son ensemble […] n’était plus qu’un immense camp de concentration et que par conséquent si l’on voulait faire autre chose qu’un récit de plus, il fallait établir un document de synthèse. […] Ce travail concernant l’entité ‘camps’ ne doit pas faire mention de certains en particulier et c’est pourquoi aucun d’entre eux n’est cité dans le texte […]. En effet, chaque témoignage n’est qu’une fraction d’un ‘crime unique’ dont nous voulons reconstituer ici l’exécution. »
Pour parvenir à cette "reconstitution », Aronéanu s'est fondé sur cent témoignages et vingt-cinq rapports et a effectué un montag obéissant à des « thèmes », en procédant de façon chronologique, montage qui débute avec les entrées Départ, Arrivée, Vols, Vêtements, Habitation, Nourriture, Hygiène… pour s’achever par celles de Gazage, Crémation, Libération. Sur près de deux cents pages, les citations s’amoncellent, uniquement protégées par des guillemets et assorties d’un chiffre qui permet d’identifier leurs sources. (Les noms des témoins et la liste des rapports figurent, avec le numéro correspondant, en début de volume). Dans une optique pénale, l'auteur a également dégagé, en exergue, quatre « chefs d’inculpation » ayant servi à "justifier" les arrestations : Racial, National, Religieux et Politique.

En décidant de « gommer » la spécificité des camps, comme celle des nom de lieux et de personnes, l'auteur de cette somme a donc, à sa façon et ce sans volonté formaliste ou poétique, devancé le travail de Reznikoff. En fondant en une litanie éparse la masse des témoignages, mais sans pour autant laisser dans l’anonymat ceux et celles qui nous les ont livrés, ce volume tend néanmoins vers le même but que s’étaient fixé un poète objectiviste comme Reznikoff ou une figure de l’avant-garde autrichienne comme Heimrad Bäcker : restituer, par un montage brut (bien qu’ici soumis à une ligne à la fois chronologique et thématique), l’expérience concentrationnaire.

Les témoignages cités peuvent aller d’une simple phrase – « La stérilisation était pratiquée » ; « Les coups de pied et de matraque pleuvaient, même si on était malade » – à des récits ou descriptions plus circonstanciées :

« On nous prévenus que le chef de block était fou et qu’il fallait s’en méfier. En effet, il passait parmi nous avec une énorme cravache formée d’un gros fil téléphonique de 1 centimètre de diamètre et frappait au hasard dans les rangs. »

« A partir d’octobre-novembre 1944, le charbon nécessaire au four crématoire n’arrivait plus et les cadavres ne pouvaient être brûlés. Ils restaient entassés auprès du four et les Allemands, soucieux de l’harmonie, les faisaient placer par paquets de 500 en tas réguliers. Les cadavres étaient placés tête bêche et, en attendant le charbon, ce sont des milliers de cadavres qui restaient entassés dans la cour du four crématoire. En mars, après les premiers rayons du soleil, les cadavres ont commencé à sentir mauvais. »
 
L’ouvrage est suivi d’un appendice d’une cinquantaine de pages, une « liste des camps, kommandos et prisons ayant servi à l’internement », ainsi que d’un cahier photos comportant une petite centaine de clichés – insoutenables – et d’un plan, une « carte des camps de l’Allemagne nazie ». Sa lecture, brute et brutale, montre que, bien avant Reznikoff et Bäcker, des auteurs ayant eu à cœur de dénoncer l’horreur nazie, ont senti que, en plus des nombreux rapports, ouvrages historiques, analyses documentées, etc. dédiés à l'extermination humaine, il importait de livrer au public, telle quelle, la parole des survivants, dans sa matérialité nue, hors toute spécification locale, afin, peut-être, de rendre sensible moins l’infamie des camps de concentration que l’inquiétant phénomène que représentait, selon certains, cette « concentration des camps » totalement inédite. Un chœur hagard s'élève ici parmi les cendres:
"Et pendant que des transports d'innocents se dirigeaient vers le four, de l'autre côté de l'allée, l'orchestre jouait de grands airs."


BIBLIO

Documents pour servir à l’histoire de la guerre, Vol. IV, Camps de concentration, édité par le Service d’Information des crimes de guerre, Office français d’édition (1946-

Holocauste, de Charles Reznikoff [On pourra consulter la traduction d’André Markowicz, aux éditions Unes, ou celle d’Auxeméry, paru en 1980 chez Bedou puis rééditée en 2007 par Prétexte éditeur]

transcription, de Heimrad Bäcker, traduit par Eva Antonnikov, éditions Héros-Limite, 2017


2 commentaires:

  1. En ce qui concerne "Holocauste" de Reznikoff je me permets de citer le très beau travail de Claude Régy, à la fin des années 90, qui a non pas adapté mais porté ces textes au plateau, avec Yann Boudeau comme "disant".
    Seule la recherche esthétique de Régy, hors de toute visée spectaculaire, pouvait leur donner une voix sans trahir la leur.

    Reznikoff avait déjà accompli la prouesse (et le mot renvoie à ce qu'il contient de noblesse autant que de courage) de forger une langue unique, dépouillée, pour mettre ces témoignages le plus à nu possible sans les trahir.
    Régy, et son acteur, et son scénographe, et sa créatrice-lumières, ont décuplé cette prouesse de modestie, d'effacement, de créativité pure, c'est-à-dire de don, en redonnant vie à ces voix qu'on a voulu faire taire, sans pathos, sans complaisance à la souffrance, sans voyeurisme,
    rappellant la place de l'art et de la poésie dans un monde où les assassins refleurissent sans qu'on ne sache plus s'en émouvoir.

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  2. Concernant Bäcker, c'est certes récemment paru en français mais pas en France : Héros-Limite, c'est à Genève...

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