Et sans doute le livre qu'on commence à écrire a-t-il déjà commencé, et ce avant même qu'on décide de son commencement. Oui, il a commencé dans la marge, à la limite de la vision périphérique de l'esprit, prenant naissance dans l'angle mort de la pensée. Il peut rester longtemps dans ces limbes vigilantes, mais sa quête d'une forme le pousse assez vite à solliciter notre imaginaire, le livre encore à écrire s'invite sous forme pour ainsi dire organique dans la moindre de nos cogitations, il suscite des rapprochements, teste des liens, appelle des prolongements. Il est tout sauf une idée, ou bien c'est une idée dotée de branchies, qui inhale l'eau trouble de nos rêves. Il nous habite, nous hante, s'accroche à nos distractions. Il est têtu, tenace, il a à cœur de faire l'épreuve de la structure, du gauchissement, de la torsion — va-t-il résister à nos malhabiles manipulations? Puis il prend racine, ou plutôt crée ses propres racines, sa matière volatile se densifie, il lui importe de devenir objet de langage, matière à langue, et pour ce faire il élit ses quartiers non seulement dans nos pensées mais dans notre corps, il est comme une maladie salutaire dont on doit apprendre à identifier et décrypter les symptômes. Il a besoin de cette maturation, de cette macération. Surgir n'est pas son but; ce qu'il veut c'est se diffuser, nous changer en diffuseur, se complexifier sans s'obscurcir. On s'en saisit alors, on met à plat, on déplie, on compare, on superpose, on rogne, on arrache, on froisse, on voit ce qui tient, ce qui ne tient pas, ce qui doit d'abord casser pour que ça tienne. Car ce livre déjà commencé dans l'infra-corps, il ne s'agit pas de le raconter, mais de le laisser rhizomer à sa guise, un certain temps du moins. Commence alors le dépassement du commencement. On se retrouve au milieu du livre, on cherche ses points d'équilibre, on le met lentement en mouvement, rotation, fuite, cascade, le voilà qui nous occupe tout entier, nous exige et nous éprouve. On recommence avec lui.
Moi ce qui m'interesserait, c'est comment l'achever (le livre) - sans toutefois le tuer, hein...
RépondreSupprimer