Quand on interroge un écrivain
sur son œuvre, on oublie souvent que l’objet dont il s’agit reste
irréductiblement double : le livre lu n’est pas le même que le livre
écrit. Celui qui interroge l’écrivain parle d’un livre lu, fini, qu’il tient
entre ses mains, qu’il peut feuilleter, citer, commenter. Mais l’écrivain, lui,
n’a pas la même vision de son livre. Quand on lui parle de son livre, il sait
bien sûr qu’on lui parle de cet objet de papier palpable, mais il ne peut s’empêcher
d’en avoir une tout autre vision, une tout autre intellection, car pour lui le « livre »
en question c’est avant tout l’immense accumulation des pages écrites, les
passages biffés, les pistes écartées, les divers états qui se sont succédés ou
surimposés, les divers rêves par lesquels est passé le livre, son état fantasmé
tel qu’il l’a guidé tout au long de l’écriture.
Son « livre » est
nettement plus touffu et mobile que celui, pourtant le même, dont on lui parle.
S’il a bien sûr conscience et souvenir de l’état final, il n’en reste pas moins
que ce livre est une espèce d’archéologie encore en mouvement, encore en
tremblement, il est dense du temps souvent long qui lui a été consacré, et qui
s’oppose à l’immédiateté de sa parution autant qu’à l’indécidable de sa fragile
longévité. Voilà pourquoi, entre autres choses, il n’est pas toujours aisé pour
un écrivain de parler de son livre – car « son » livre grouille d’intentions
réalisées et d’esquisses avortées, les chapitres ont bougé, le début a été cent
débuts, la fin est arrivée assez tôt, etc. Quand on lui cite une phrase, ce n’est
pas cette phrase qu’il entend, mais toutes celles qui se sont entredévorées
avant d’accoucher de celle-ci ; tel passage est pour lui moins lié à son
point final qu’aux pénibles problèmes que ledit passage a causés à sa narration
en s’imposant.
On lui parle d’une trajectoire précise là où il sait que des
hasards nécessaires ont fait tanguer l’œuvre vers d’autres rives. Alors, à
force d’être questionné, l’écrivain s’adapte, il se fait auteur, il donne les
bonnes réponses, il formate un peu ses commentaires, la magie volcanique s’estompe,
il faut apprendre à envoyer des signaux de fumée, qui plus est lisibles, et
lisibles de loin. Pourtant, son livre demeurera à jamais une expérience, irréductible à la forme par
défaut satisfaisante qu’il a fini par adopter.
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