samedi 22 avril 2017

Ponctuer l'absence ;

Disons les choses simplement. La femme du narrateur est morte dans un accident de voiture, laissant son mari seul  avec leurs deux enfants.

Pourtant, déjà, quelque chose n’est plus possible. Ce « Leurs » enfants, par exemple. Ce n’est plus possible. Le narrateur ne peut plus dire ça. Il sait qu’il doit apprendre à dire « ses » enfants. Mes enfants. Pas "nos enfants". Ce qui pourrait n’apparaître, extérieurement, que comme un pénible réajustement grammatical, prend chez le narrateur d’Une fuite en Egypte, le premier roman de Philippe de Jonckheere, une tournure autrement plus complexe.

Existe-t-il un devenir-veuf ? Comment continuer de penser les possibles avortés ? Précision : le couple battait de l’aile, et l’accident est survenu sans que le narrateur sache si sa femme revenait de chez sa mère pour le quitter ou pour tenter de sauver les meubles. Et puis il y a Suzanne, un ancien flirt, susceptible et désireuse de l’aider dans son épreuve. Quelle place lui accorder ? Quel amour lui accorder quand tout est désaccordé? Que dire aux enfants ? aux amis ? Comment vivre dans la proximité de l’absence ? Quel sort vouer aux souvenirs ? C’est compliqué, un devenir-veuf. C’est instable, vit dans l'instable, et se nourrit de l'instable. Que faire des pensées extérieures au veuvage ? Ont-elles droit de cité ? Sont-elles bienvenues, ou déplacées ?

Afin d’accueillir et contenir la foule des pensées d’après-sa-mort, le narrateur (qui porte le nom de l’auteur) n'a d’autre choix que d’inventer une scansion. Ce sera le point-virgule. Oui, hormis le point final, tout ce qui est dit dans ce texte est rythmé par cette unique ponctuation — ;. Et toute la force du livre repose sur les nombreuses modulations que lui fait subir De Jonckheere. Car ici, le point-virgule est pluriel, il ne dit pas toujours la même chose, il est différence et répétition, c'est une variable, mais c'est aussi tantôt une coupure, tantôt une suture. Certes, sa fonction première dans Une fuite en Egypte semble évidente à première vue : éviter le point et, dans le même temps, refuser la virgule. Empêcher la finitude, affirmer la fragmentation. Continuer en trébuchant. Dès lors, le point-virgule devient une balise flottante, capable de trancher, de retarder, de déséquilibrer, etc. Une notation musicale inédite, contrainte d’assumer à elle seule le rôle de toutes les notes, toutes les nuances :
« […] je n’ai pas fermé l’œil cette nuit-là non plus ; oui ; je redoutais qu’on vienne me trancher la jugulaire dans mon sommeil ; une peur ancienne ; je crois que j’ai toujours tremblé de peur que l’on profite de la nuit pour m’égorger ; mais cette nuit ; je devais avouer qu’à cette frayeur que l’on vienne me suriner dans mon sommeil s’étaient ajoutées toutes sortes de visions angoissées ; je voyais des carambolages ; des voitures enflammées ; des véhicules s’agglutiner les uns aux autres ; je la voyais ; elle ; prisonnière d’une voiture accidentée ; ferraille recroquevillée sur elle-même comme un immense piège à loutres géantes ; […] »
On le voit, le ressent, l’entend : loin d’être artificiel, ce point-virgule permet des variations et en garantit même l’intensité. Il délimite, arrête, mais aussi laisse filer, ouvre. Il est comme une valve qui, au gré du sang qui pulse, règle les impératifs de l’irrigation, cadence les flux. Comme dans La Disparition de Perec, ce qui pourrait sembler un artifice est en fait un nœud de la plus haute importance. C’est comme si la mort avait tout ravagé de la langue, ne laissant, dans sa malice, qu’un seul signe de ponctuation, histoire de dire : et maintenant, comment se débrouiller avec « ça », juste « ça » ?

Survivre à l’autre, est-ce seulement réapprendre à se mouvoir dans le langage ? De Jonckheere explore les conditions de cette survie avec une ténacité et une sincérité qui balaient tous les tabous, font feu de toutes les réticences. Il ne néglige ni l’humour ni l’arrière-pensée, dissèque la peine, décompose le désarroi, cherchant, au-delà de l’irréparable, dans la scansion même de cet irréparable, non pas le salut, non pas l’abnégation, mais autre chose, qui est de l’ordre de la construction.

Il y a eu arrêt, séparation, coupure – et de cet arrêt, de cette séparation, de cette coupure naît pourtant la possibilité du continu, autant que sa nécessité. L’union du point et de la virgule – étrange fusion de la mort et du repos – célèbre à sa façon une forme de renaissance, un état nouveau. Oui, parfois, il faut inventer la forme même de la fuite. Le phrasé.

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Philippe de Jonckheere, Une fuite en Egypte, éd. Inculte, 17,90€


3 commentaires:

  1. commentaire qui n'a rien a voir

    lu dans le Magzine Littéraire (mai 2017, p.30) cette reproduction d'un article de M Houellebecq sur Prévert "Jacques Prévert est un con"

    aujourd'hui cependant [1992] il rentre à la Pléiade, ce qui constitue une seconde mort.....
    si Prévert écrit, c'est qu'il a quelque chose à dire.

    et dire qu'il y en a, qui voudraient bien être à la Pléiade, mais qui n'ont toujours rien à dire, ou si insignifiant.....

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  2. Plus que La Disparition, de Perec, la prolifération du point-virgule au détriment de toute autre ponctuation m'évoquerait plutôt Les Revenentes, du même Perec, où l'on assiste à l'élimination de toutes les autres voyelles au profit du seul e !

    Bon séjour en Haute-Marne, bonne traduction, et merci pour ce post, ça fait toujours du bien !!!

    Jules

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  3. Je ne sais pas si cela se fait, ou pas, Camarade, mais merci pour cette lecture et cette analyse très clairvoyantes auxquelles je ne retrancherai ni n'ajouterai, moi-même, un point-virgule.

    Amicalement

    Philippe De Jonckheere

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