[Le Magazine Littéraire a demandé à des écrivains d'écrire un texte sur leur série préférée, ou une série qui les a marqués, influencés, etc. Voici la suite et fin de mon texte paru dans le numéro de mai. La série retenue est La caravane de l'étrange:]
Le personnage principal, Ben
Hawkins, est-il l’envoyé de Dieu ou le jouet du démon ? Son pouvoir de guérison,
qui fait de lui un évadé des limbes, permet de contourner l’interrogation pour
nous entraîner dans des zones plus troubles, qui touchent au mythe. Une fois de
plus, la question des origines vient détraquer la machine à visions. Dans La Caravane de l’étrange, le rêve
éveillé, voire partagé, permet d’accéder à un niveau de conscience
synesthésique, propre à réorganiser le passé et infléchir l’avenir. Face à une
foi de plus en plus galvaudée, réduite à ses grimaces bibliques, se dresse un
pouvoir plus complexe, celui de la magie. Or la magie, de tout temps, semble
osciller entre deux pôles en apparence incompatibles : le charlatanisme et
l’extraordinaire, l’un revêtant les oripeaux de l’autre au gré des hasards et
des menaces. On le sait depuis Barnum : il naît un gogo toutes les cinq
minutes. Mais aussi : un prophète. Et bien sûr, le médium est le message.
Le générique de la série est en
cela programmatique, puisqu’on y voit les différentes cartes du tarot
divinatoire s’animer, se dédoubler, hantées par les figures noires de la manipulation
– Mussolini, le KKK, Staline… –, mais également hantées par des êtres
angéliques qui laissent préfigurer l’éternel retour de la Bête, l’omniprésence
du dragon. Mais s’il est question ici de double-fond onirique, de travées
occultes, n’oublions pas que la force de la série est de mettre en scène des
personnages, certes abîmés, et souvent mythologiques en arrière-fond, mais
également représentatifs d’une certaine marge sociale, toute une lumpen-tribu qui
ne croit plus, ou plus trop, au charisme de ses leaders. Qu’il s’agisse de
l’anti-héros Ben Hawkins, fragile Œdipe bourru, de Samson, le sage-midget, de
Clayton « Johnesy » Jones, l’ouvrier à la patte folle et au cœur
brisé, de Sofie, qui ne lit les cartes que par l’entremise de sa mère
catatonique et télépathe, du professeur Lodz, aveugle médium et grand
consommateur de Fée verte, ou même de la call-girl Rita, de l’hercule Gabriel,
chacun est la cheville ouvrière et maladroite d’une vaste entreprise de
déréalisation du monde. Quant au Grand Patron, il demeure invisible, cloîtré
dans sa caravane opaque pareille à un containeur, tel un tyran en boîte qu’on
n’ose même plus ausculter.
Quand j’ai écrit CosmoZ, un roman qui reprend les
personnages du Magicien d’Oz de Frank
Baum, revus et corrigés par la caméra de Victor Fleming, pour les laisser
infuser dans le grand bain révélateur de la première moitié du vingtième
siècle, l’univers pictural de La Caravane
de l’étrange est venu déposer de lui-même ses pigments et ses rumeurs sur
certaines scènes du livre, surimposant ses cauchemars à ceux ourdis par Baum et
Fleming. L’errance de cette meute déchue, que la série chorégraphie de façon
obsessionnelle, en la doublant des vastes transhumance de migrants, d’est en
ouest, du nord au sud, des terres délaissées et arides au Walhalla hollywoodien
ou à la mortelle Babylone, ne pouvait que laisser son empreinte à la fois grège
et irradiée sur les chapitres que j’écrivais.
Les images ne nous appartiennent
pas : qu’elles naissent sur la pellicule ou dans les recoins de notre
cerveau, elles parlent le langage secret des morts, et nous saisissent à
l’instant même où nous les croyons dissoutes — images-grains, images-graines.
Merci, c'est beau...
RépondreSupprimerça fait deux fois cette quinzaine que j'entends parler de cette "Caravane de l'Etrange" et ça fait très envie,
mais en plus ici ressurgissent des images de CosmoZ, que j'ai tellement aimé, et qui vit secrètement en moi toujours comme le livre d'une révélation.