L'histoire éditoriale des "œuvres complètes" d'Antonin Artaud aura été à
l'exemple du corps sans organe du Mômo: balbutiée sauvée torturée
exilée libérée désossée. Quand, en 2011, les éditions Gallimard
proposent au lecteur les Cahiers d'Ivry (février 1947 – mars 1948), on sent bien qu'il faudrait un livre entier pour raconter ce que fut la mise en livres du travail éclaté de cet écrivain qui subit la langue comme d'autres la torture. L'édition des œuvres d'Artaud – qui n'est, hélas, pas achevée – témoigne d'un combat titanesque entre plusieurs instances:
• celle des éditions Gallimard qui se lancèrent dans une entreprise improbable ;
• celle, encore plus exemplaire et non moins têtue, de Paule Thévenin, qui seule fut capable de gérer, au graphème près, la masse d'écrits que laissait Artaud;
• celle, ingérable, des héritiers sanguins et sanguinaires qui préférèrent le procès à l'empathie et firent de Thévenin la Méduse d'une œuvre qu'ils étaient incapables de contempler en face;
• celle, surtout, d'une œuvre manuscrite et insatiable, concrétisée au crayon cassable sur du rare papier réglé au fil d'années d'asile privé du monde, dans la strate mâchée, au fil des ratures et remords.
Rarement "œuvre" aussi n'aura subi autant d'avatars. D'autant plus qu'elle n'a jamais été conçue en tant que telle, puisque brisée, parsemée, produite – souffrance sur souffrance –, par un homme qui avait d'autres démons à combattre que les architectes de sa non-œuvre à venir, à commencer par soi, et ne confiant le déchiffrement de ses centaines de cahiers de guerre et de disettes qu'à une femme élue entre toutes, Paule Thévenin, qui œuvra des décennies dans l'ombre, sans cesse répudiée par des héritiers qui eux n'avaient que le sang et le nom pour pallier leur inconnaissance de cet intolérable "ombilic des limbes".
Quiconque (de jeune) tomberait (hasard) aujourd'hui sur les Cahiers d'Ivry – et n'aurait jamais lu Artaud – serait sûrement perdu – et ne tomberait sûrement pas dessus, vu que chaque volume coûte 38 euros (mais les autres tomes sont moins chers, et puis les bibliothèques ça existe, hein, alors, du nerf).
Certes, le trajet menant du tome 1 à ce tome quasi trentième est tel qu'il exige un déportement perpétuel. Un volume de poésie/gallimard peut suffire de déclencheur, aussi. Il est même possible qu'un lecteur vierge tombant sur ces deux tomes venant après plus de trente ans d'éditoriales errances, trouve ici de quoi mourir à soi, vivre en lui et renaître autre – qu'il lise seulement ces lignes et peut-être se réinvente (comme je le fis il y a trente ans six mois douze jours sept heures onze minutes vingt secondes ):
"Or je ne suis pas du monde fluidiquedu toutJe suis le monde détonnantde l'invisible pur,force qui ne se voit, jamaiset qui est corpset dont le résultat est unautre corpset que j'ai pointé par leen dessus le déchiquetagedes limbes et de l'enfer."
Toi qui lis ceci, toi qui peut-être n'a jamais rien lu (vraiment) d'autre, n'hésite pas. N'hésite jamais. Pointe par (ou en dessus) le déchiquetage des limbes et de l'enfer, tu verras, ça te fera, à la longue, du bien. Ou du mal. Mais ça te fera, et te faire est ton souci.
Cela a Fait de nous des lecteurs.
RépondreSupprimerUne de mes plus belles rencontres littéraires. Merci pour cette piqûre de rappel.
RépondreSupprimerConnaissez-vous le, la ou les responsables de l'édition des œuvres complètes d'Artaud dans la collection blanche Gallimard ?
RépondreSupprimerPourquoi utilisez-vous au sujet de cette "entreprise" le terme "improbable" ?