Emmanuelle Pireyre aime poser des questions. Se
poser des questions, nous poser des questions. Pour ce qui est des réponses,
elle a mieux à faire, les réponses finissent par venir d’elles-mêmes, même
déguisées, même autres. Son précédent livre s’intitulait Comment faire
disparaître la terre ? et, dans le nouveau, Féerie générale, elle bâtit
son « roman » en sept autre questions, chacune étant une chouette
grenade à fragmentation, puisque nous vivons dans un monde qui, quoique global,
est fichtrement parcellé. Comment laisser
flotter les fillettes, comment habiter le paramilitaire, comment faire de le
lit de l’homme non schizoïde et non aliéné, le tourisme représente-t-il un
danger pour nos filles faciles (bon, là, la réponse est : oui), Friedrich Nietzsche est-il hala, comment
planter sa fourchette et enfin comment être là ce soir avec les couilles et
le moral ? Ça fait pas mal de problématiques, mais pour Pireyre, les
problématiques sont comme des dioramas : avec le bon recul et la bonne
paire de lunettes, vous voyez ce qu’ils représentent et surtout ce qu’ils ne
disent pas. Du coup, l’auteur fait plusieurs choses en même temps : elle
raconte, elle commente, elle se souvient, elle essaie, elle doute, elle
interroge, elle expose, et surtout : elle dispose. Disposition : un
terme qui, par sa polysémie, rend assez bien compte du travail de fourmi-titan
auquel se livre Emmanuelle Pireyre. Selon sa disposition d’esprit ; selon
la disposition des objets étudiés ; en disposant à sa guise. Le lecteur de
ce blog aimerait peut-être savoir de quoi parle Féerie générale, et on pourrait
lui répondre assez facilement en recopiant verbatim la totalité de Féerie
générale, sauf que ce livre est un peu plus grand à l’intérieur qu’à
l’extérieur. Pireyre parle de plein de choses, avec la décontraction (et, mine
de rien, la rigueur) d’un Vollmann, l’esprit d’escalier et de débrayage d’un
Arno Schmidt, naviguant à vue dans une liberté de composition qui est légèreté,
subtilité, ironie, distance, tendresse.
Disons, pour entrer dans le vif, que l’auteur bâtit
des microfictions à partir d’éléments aussi simples que saugrenus, puis
« décroche » — oui, comme quand un cycliste décroche, quitte son
orbite pour tenter une percée, ou se faire la belle, robinsonner. Evidemment,
nul dilettantisme ici. Pireyre a ses petites obsessions, fait fonctionner ses
petits moteurs annexes, ne perd pas de vue ses petites cibles mouvantes. Elle
peut vous analyser un crash financier tout en se livrant à une typologie des
baisers sans pour autant perdre de vue l’évolution d’un site sur les pokemon ou
s’enfoncer dans les arcanes de l’invention de la fourchette. Branchée sur les
flux les plus tendues des tendances actuelles, ingérant les sociolectes comme
si c’étaient des bonbons contre la toux mentale, elle trimballe le lecteur où
elle veut, à petits coups d’accélérateur, déroulant ici le menu à options d’une
vie contrariée, nuançant les opinions comme si c’étaient des couleurs
primaires, parlant hijab, pingouin et allocation brésilienne avec la
décontraction d’une étoile filante qui a d’autres galaxies à fouetter.
Au final, une fois le livre refermé (mais on n’est
pas sûr de savoir le renfermer tant il est aéré, voire aérien), on a
l’impression d’avoir assisté, et même participé, à l’élaboration d’une cure de
jouvence intellectuelle, comme si Swift et Sterne avaient installé les
tréteaux, et que la scène, à peine installée, se révélait en tous points
conformes à l’idée folle que nous nous faisons du monde si d’aventure nous
devions en expliquer les dysfonctionnements à un extra-terrestre. Reconnaissons-le :
voici un livre qui est comme l’aile du papillon, sauf que bien sûr, et c’est là sa ruse ultime, le séisme déclenché a lieu ici même, à chaque page: le séisme est le papillon. Et puis il
était temps que quelqu’un parle du baiser dans Ordet et des cascades de glaces (qui ne peuvent constituer un mur
infranchissable).
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Emmanuelle
Pireyre, Féerie générale, éd. de l’Olivier
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