Comment entre-t-on dans un livre? Dans une lecture qui s'ignore encore lecture? Le livre est là, s'offrant bien souvent par une image que bouscule le titre, une image occupant l'intégralité de son visage, sa "couverture", presque au sens policier: et bien sûr l'image cache la forêt des mots. Mélancolie vandale, de Jean-Yves Cendrey (éd. Actes Sud) peut s'apprivoiser de bien des façons, même s'il est clair qu'ici le verbe "apprivoiser" contredit la grâce sauvage à l'œuvre dans ce roman. On peut donc l'aborder par un certain nombre d'angles, telles des flèches cherchant la plaie nécessaire.
Le titre: il coule sur la langue, en apparence sirop, formule magique, un peu miroir dans sa sonorité, avec ce tremblé particulier né de l'oxymore. Il nous dit que le roman sera peut-être ça, une "mélancolie", et qu'il faudrait alors entendre le mot "mélancolie" comme s'il désignait un genre littéraire, ne possédant néanmoins qu'un seul titre, celui de Cendrey.
On lit aussi, sous le titre, cette précision: roman rose. Qu'est-ce qu'un roman rose? Oh, on devine bien qu'ici il ne faut pas chercher du côté de la collection Harlequin, et que si eau de rose il y aura, elle sera passée au filtre de bien des acides. Alors pourquoi ce "roman rose"? Roman de la rose? Verra-t-on la chevalerie renaître? Un croisé crispé, une coupe de sang? Mais l'on entend bien sûr autre chose, tout autre chose, qui tient du miracle, et donc de Genet, Jean Genet, puisque rose est fleur et couleur, code et sexe, aussi.
Allons, il faut entrer dans le livre, y pénétrer ou s'en pénétrer, ce qui est la même chose une fois l'alchimie déclenchée. On peut entrer par le début, mais encore faut-il savoir où le livre commence, s'il commence vraiment là où sa pagination nous dit qu'il commence. Est-ce page 7, où un texte, composé dans une justification qu'on sent aussitôt plus étroite que le corps du texte, comme il sied à toute sérrure, est précédé d'un chapeau composé en gras, de confection journalistique. L'usage du gras est rare dans le roman, il nous dit donc: attention, je n'ai pas encore commencé, pas tout à fait, ce texte est une coupure de presse, ressemble à une coupure, mais qui dit coupure dit déchirure, et je ne montre que ce que je veux montrer. Et page 8, la coupure cicatrise, signé "J.-P. C (avec FP)" et datée 1990. Le lecteur ne peut encore rien faire de ces initiales, sinon les lire en décalage de celles de l'auteur, constater qu'un P semble avoir chassé le Y. Le lecteur peut aussi ne pas s'attarder, juste se méfier, et ce d'autant plus qu'il voit déjà, sur la page suivante, la page de droite, un 5 qui chiffre ici le premier chapitre.
Ce "5" est sournois, car aussitôt on a envie, non pas de tourner simplement la page pour enfin entrer dans la matière vivante du livre, mais de feuilleter l'ouvrage, afin de comprendre à quel conte [sic] à rebours on a affaire. Alors on feuillette, le regard s'attardant comme il peut, s'il le veut, sur des paragraphes, mais cherchant les interstices, les autres pages de titre, en quête des autres chiffres, tout en sachant pertinemment qu'il ne pourra rien déduire de bien concluant d'un simple écrémage. Au pire – au mieux ? – il cherchera en fin de volume une table des matières susceptible de l'édifier quant à l'architecture de ce qu'il va lire, ne trouvant en sa place qu'un mot, composé en italique, une injonction plutôt, qui, ô miracle, lui ordonne, à sa façon perverse, de retourner au début, de chercher le début.
Entrer en lecture ne se fait donc pas naturellement, comme on s'évanouit ou s'endort. On tâtonne, on palpe. On retarde un peu – crainte ? plaisir des préliminaires ? – le moment de se faire dévorer par une grammaire qu'on sait autre – puisque c'est Cendrey qui signe, et que sa prose n'est pas de celle qui ménage.
Enfin, on lit, c'est-à-dire qu'on s'assoit, enfin on croit qu'on est assis, même si tout reste mobile, sismique. Et le livre, alors, parle. Il lui faut parler, montrer quelle est sa langue. Quelqu'un sort de prison, avec le sourire, et on pense tout de suite à une autre sortie de prison, celle de Franz Biberkopf, sauf que dans Berlin Alexanderplatz, Franz ne sourit pas, et Döblin ne parle bien sûr pas du ciel, mais on y pense quand même. Cendrey, lui, parle du ciel, ou plutôt le réinvente dans un premier paragraphe puissant, anaphorique, une strophe qui nous dit aussi: j'agirai ainsi, parfois ainsi, par strates, je ne lâcherai pas le morceau, et vous l'avalerez en même temps que moi, vous déglutirez en même que moi, parce que la langue se mâche, aussi:
"Le ciel est au plus bas sur la ville aplatie, écrasée de neige vieille. Un genre de ciel indéchirable, mais poreux, tout fripé et moisi, d'où suintent les eaux usés du paradis. Le ciel, la lourde bâche qui dépolit le jour et rembrunit la nuit, pendouille, portée par de trop rares supports: des cloches de cuivre, les beffrois de pierre des mairies, les cheminées qui vont par trois des centrales électriques […]. Le ciel, la mauvaise bâche qui ne protège de rien, laisse le vent entrer, la glace se former puis la neige s'engouffrer, la torpeur envahir, celle des fins février. Quand quand quand."
Le lecteur a donc lu la première – ? – page. A lu/vu plusieurs choses, sur plusieurs plans. Il a vu l'entrée du livre, vu le ciel, un ciel qui n'existe que dans cette page, qui naît à même la page, vaguement baudelairien au premier coup d'œil puis de plus en plus autre, étranger, raclé, un ciel que la main peint, brosse, rend concret. Le ciel devient la page, le ciel se fait strophe. Le lecteur lit aussi des mots, la façon dont ils pactisent dans cette bataille qu'est le livre : ainsi, "neige vieille" — non pas "neige ancienne", "neige d'antan", ou même "vieille neige", mais "neige vieille" – comme un accord volontairement en rupture avec l'harmonie, qui nous dit: oui, je vais tourmenter la phrase, discrètement, comme on pince en douce un bras. Parfois je la giflerai, aussi, vous verrez. Pour vous, en vous, vous verrez. Et quand le paragraphe s'achève sur ce triple "quand", le lecteur sait qu'il est entré dans un monde à part, un monde où le langage mène la danse, donne le la, les coups, casse le temps: quand quand quand. Quelle est cette étrange trinité sonore? Bégaiement? Clou planté? On verra, on lira, on apprendra. Le début d'un livre est gammes, gammes violentes mais gammes – ou plutôt arpège, accord/désaccord. Alors non, ce ne sera pas une petite sonate. Le piano est préparé, au lecteur de l'être aussi.
Cendrey – comme Flaubert, comme Genet – "incube" le lecteur. On ne peut le lire sans éprouver, à chaque ligne, cette carne articulée qui se rêve langue et dont l'auteur maîtrise à la fois les infimes fracas et les rêches fulgurances, nous rappelant ainsi qu'un livre est avant tout – avant d'être une histoire – un risque, une aventure, une grammaire aux ruines vivaces, où tout fait défi, où les règles sont fourbues, magnifiées. Un livre, à la lecture, qui s'écrit encore, dans la bouche du lecteur, à la fois violent et généreux.
Mélancolie vandale? Ce pourrait être une étrange mais point trop erronée définition de ce qu'est, de ce que peut être, aussi, la lecture, puisque par tout texte on est déjà passé, langue oblige, puisque lire c'est aussi détruire, détruire la langue commune, semer derrière soi des vestiges qui sans cesse se relèvent, sans cesse se rebiffent. Lecteur vandale, impuni, ravi, tu sais où aller.
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