vendredi 30 mars 2012

Finir un livre


J’ai fini – fini d'écrire le livre que j’écrivais. Mais sait-on ce que c'est, finir un livre? Déjà, quand il s'agit de lecture, on ne sait pas, ou plutôt on sait: soit le livre est fini, refermé sur son indigence, à mi parcours, jeté contre le mur du désintérêt, soit il a commencé à devenir infini, ouvert en tous temps, entier dans ses parties qu'il nous faudra décomposer et recomposer au gré de notre curiosité. Mais le livre qu'on écrit, qu'on a écrit, quand finit-il ? Quand l'abandonner? Quand décider qu'il s’est accompli?
Un livre n'existe qu’à le mesure de l'échec qu’il défie à chaque page. Sans cesse, il flirte avec des possibles qui n’étaient pas inscrits dans son génome fantasmé. Et parce que les possibles le nourrissent sans égard pour sa maturation, il lui faut tôt ou tard apprendre à mourir, à se refermer. La fin d'un livre n'est évidemment pas à sa fin. Peut-être son milieu enfin trouvé, car ce dernier est mobile, sauf aux yeux de ceux qui écrivent comme on rédige un chèque, d'abord la somme en toutes lettres, puis le destinataire, puis la date, et enfin le paraphe.
Un livre, donc, cherche sa fin. Il la cherche au début, à la fin, au milieu, il l'espère et la redoute, car cette fin qui n’est pas trépas n'a de sens que si l'organisme qui l’appelle sait s’y mesurer. Un livre a toujours plusieurs fins. Il y a la fin du point final, qui n'est qu'un faux symbole, une convention, quand tout, non pas s'arrête, mais se stabilise. L’instant où l'équilibre est atteint, depuis l'intérieur du livre. Il y a aussi la fin de l'inachevé, du laissé en suspens, de l'ellipse, etc.
Rien n'est, alors, fini. Bien sûr. On peut toujours. On peut encore. Ajouter, retrancher, corriger, déplacer. Entre le pas assez et le trop, la main de l’écrivain devenu ghost-writer de lui-même hésite. On est déjà le correcteur de soi. Détestation, convulsion. Un éditeur, ou un ami, ou les deux, vous aident. Chacun sa méthode. Se relire en s'écrivant. Se réécrire en se lisant. Le livre est fini et pourtant il recommence, quelque chose en lui exige d’ultimes sommations.
Un livre n'est jamais fini. Il ne s’achève que parce que le risque de recommencer est trop grand, trop hasardeux. Sa structure menace de se fissurer si l’on continue à l’éprouver. Finir un livre, c'est donc accepter, à défaut de le vouloir vraiment, que le travail sera désormais continuer mais par l’autre. Il faut « donner » le livre. Or ce don est d'autant plus fort qu'on n'a pas travaillé dans le sens de la donation. Jamais on n'a œuvré en vue d’un lectorat légataire. Bien sûr, certains écrivent pour un lectorat précis, et on les plaint. Ils visent des multitudes qui n'existent pas, hormis dans les pronostics et les listings de commerciaux qui seront vite remplacés par d’autres commerciaux, d’autres pronostics, d’autres listings.
Le lecteur ne peut naître qu'à la lecture. Il n'existe jamais avant que la première page soit tournée. Pour cela, l’écrivain doit se livrer à une cérémonie des adieux. Adieu à la structure (eh oui, il en faut, et plutôt cent qu'une), adieu au style (qu'on voulait flux mais qui sédimente vite, si vite), adieu aux personnages (pour ceux qui les croient proches plus que lointains)…
Adieu au livre, en tout cas, ce grain de riz qu’on rêvait cathédrale et qui un jour s'est révélé organique, séditieux. Parce qu'un livre ne se construit par sur des promesses mais se régénère sur des trahisons, s'impose dans ses bifurcations à l'auteur qui se doutait qu’il y aurait déflagration mais ignorait quel serait l’impact sur l'objet même.
Si je dis : « j’ai fini mon livre », je veux que ces mots, ce "je", ce "fini", ce "mon", ce "livre" volent en mille éclats dispensables dont « je », ce petit moi provisoire, n'a que faire, puisque justement le livre a pour but et résultat de me nier et me bousculer dans mon moi apprivoisé d'écrivain. On écrit par passion et détestation de la langue, qui est garde et chiourme, sotte et folle, sourde et labile. On écrit parce que la langue est un corps dont on ne veut pas, ne l'ayant pas choisi, mais héritée. 
Demain, ou plutôt un autre jour, si vous le voulez bien, nous parlerons de ce que c'est que de commencer un livre.

(merci à Joachim Séné et  à Carine [http://globallitteratur.wordpress.com/])

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