vendredi 28 octobre 2011

The Very Mad Trip (ou ma balade au Canada) / 8

On a quitté Toronto pour s'importer plus à l'ouest, dans un Vancouver livré à la pluie, non, battu giflé puni par la pluie, assommé par la pluie, ce qui doit être un peu pénible pour tous les Indignés qui campent devant le musée des Beaux-Arts, d'autant plus que le concept d’Occupy Wall Street est né ici. Comme ils le disent si bien: Si le monde était une banque, vous l'auriez sauvé. Hier soir, il a fallu donner une conférence en anglais, ce qui est toujours l'occasion d'éprouver une autre forme de jet-lag: le jet-lag langagier. Les fuseaux sont proches, mais on entend un peu de son blanc, quand même, on ne dit pas les mêmes choses, on bégaie autrement. La Simon Fraser University, qui est à Surrey, et non à Vancouver (il faut prendre le skyline) présente une architecture démente, comme si ses concepteurs s'étaient amusés à se surprendre entre eux. Derrière le verre, des poteaux de bois ressemblent à de gigantesques crayons, et des escalators doublent pacifiquement d'immenses escaliers. On a dîné avec des enseignants et bibliothécaires, et la discussion a porté à un moment sur les mouches noires du Yukon. Je vous laisse googler, mais ces bestioles semblent avoir inspiré la série des Aliens, d'après ce que j'ai inféré. Il ne me reste plus qu'une conférence ce soir, à l'Alliance française, puis ce sera la divertissante épopée du retour en France avec grève Air France à la clé. Sinon ça serait moins drôle hein.

jeudi 27 octobre 2011

The Very Mad Trip (ou ma balade au Canada) / 7

Aujourd'hui, la pluie a décidé que Toronto était sa chose. Elle a commencé par effacer les deux tiers supérieurs de la CN Tower, s'est allongé sur le front de lac tel un drap qu'il est hors de question de défroisser puis s'est mise en tête de bénir les millions de crânes en vadrouille. Du coup, la ville a pris une autre allure, un air aquarium, qui donnait envie non pas de presser le pas mais au contraire de laisser traîner les nageoires. Bon, heureusement, il reste des bonnes librairies (à peine une dizaine, ce qui est terrifiant, si l'on y songe), et on a pu acquérir une édition de Howl de Ginsberg qui donne juste envie d'avoir la barbe (c'est fait) et de l'inspiration (on a passé commande, mais les délais de livraison sont longs). Et là, évidemment, on a surtout envie de retraduire Howl, mais pour des questions de droit il paraît que non, y en aura qu'une jusqu'à notre mort. (Merci le droit d'auteur, tu es un petit con, tu sais.) Pourtant. Passons. J'ai vu les meilleurs d'entre nous se faire broyer par la folie… Ok, j'arrête, je ne veux pas de procès, on vit dans un monde à versions limitées. Ce soir, dernière occasion d'échanger sourires, phrases drôles et cartes de visite avec quelques dizaines d'écrivains. Car demain, on se carapate à fuseau retroussé (l'image est assez nulle, j'en conviens), direction Vancouver, pour une conférence à la Simon Fraser University sous le haut tutelage de Ken Seigneurie (quel nom !), suivie le lendemain d'une allocution (très élyséen…) à l'Alliance française. "Le taxi passera demain vous chercher à 4h du matin." On négocie: "4h01?" — mais non. De toute façon, on s'est acheté un chapeau, des poèmes et de la mélatonine, alors on va pas faire les difficiles.

mardi 25 octobre 2011

The Very Mad Trip (ou ma balade au Canada) / 6

Une cinquantaine d'élèves du Lycée français de Toronto m'attendaient au tournant, et nous avons tenté ensemble de négocier le délicat virage de la communication. Après un exposé soigneusement confus et modérément jet-lagée du métier de traducteur, de ses risques, doutes, avantages, les questions se sont frayées un chemin, assez frontales et pertinentes — un garçon bâillait au premier rang tandis qu'au dernier deux blondes pouffaient, ce qui était presque encourageant. Vous écoutez quelle musique en traduisant? Quelle est votre traduction préférée? Vous laissez beaucoup d'erreurs dans vos traductions? Ça vieillit bien, une traduction ? Vous étiez bon en maths? Vous pourriez arrêter d'écrire? Etc. Les questions, même naïves, font souvent mouche. On se découvre sincère, même. Que retireront-ils de cet échange? Je leur fais confiance. Même au bâilleur et aux pouffeuses.
Après ça, la journée s'est déroulée à la vitesse d'un streetcar infatigable, et le soir a vu son lot de petits fours et de grands verres, où on a pu croiser des gens qui font tout pour que le livre voyage, une Australienne qui nous a expliqué que le climat chez elle était devenu fou, un Irlandais fabriqué à partir d'une armoire qui s'occupe d'un festival gallois et ne vous tape pas sur l'épaule pour vous éviter une épaule déboitée, une éditrice new-yorkaise répondant au nom inoubliable de Lexy Bloom, un écrivain anglais charmant du nom de Harry Whitehead ("like Colson, yeah, but different") et son épouse poète Anita, une femme chargé d'organiser des festivals littéraires en Chine ("they read a lot in China" — n'importe quel tirage avoisinant 10 000 ex au minimum…), des gens du Consulat qu'on a juste envie d'adopter tellement ils sont cool, sympas et dévoués (et même drôles). Et le passionnant Emmanuel Delloye, kaboulesque en diable.
On a aussi vérifié une fois de plus qu'arborer un t-shirt portant la phrase "I'm not Thomas Pynchon" vous fait gagner un temps considérable dans la prise de contact. Neat.

lundi 24 octobre 2011

The Very Mad Trip (ou ma balade au Canada) / 5

Les choses sérieuses ont commencé, du moins c'est ce qu'elles prétendent. Une lecture publique, en anglais, avec un micro qui hélas fonctionnait et des projecteurs qui empêchaient de voir l'expression sûrement expressive des trente personnes venues entendre quelques auteurs lire des extraits parlants. J'avais choisi, après moult délibérations, un morceau de Chair électrique, situé vers la fin: Howard se rend au chevet de sa mère mourante et joue avec la télécommande du lit médical. Un peu d'agonie, un peu d'humour: le mélange idéal pour un dimanche matin à Toronto. S'en suivit une séance de signature qui me rappela fortement ces moments où vous vous installez à une terrasse de café et comprenez immédiatement que le serveur ne viendra jamais. Heureusement, David, le "chargé de livres" qui m'a invité, était là, et nous avons pu, moyennant un burger carbonisé, parler de toutes ces choses qui, d'après nos mobiles critères, motivent la jubilation (en gros: de livres, d'écriture, et même des perspectives humaines). Le soir, Random House organisait une sauterie dans un musée dédié aux céramiques (et en particulier à la dînette des Romanov): un cauchemar sonore, puisque la party avait lieu dans une pièce qui, par ses qualités résonantes, rendait toute conversation impossible. On peut difficilement hurler à des inconnus qu'on est l nk jfmmj j
Nous voilà lundi. D'autres charybdes nous attendent. Entre autre: un entretien avec le magazine Quill (du coup, on pense à Sade), et parler traduction à des élèves français de troisième et de seconde: il est normal qu'eux aussi aient droit à une punition. La blueberry buttermilk tart qui m'attend devrait laver tout ce sang intellectuel impossible à verser sans sourire.

samedi 22 octobre 2011

The Very Mad Trip (ou ma balade au Canada) / 4

Long live AGO ! La fort bien siglé Art Gallery of Ontario, située aux abords du quartier chinois (riche en légumineux  arc en ciel et champignons volubiles), se distingue par son long et convoluté escalier de bois qui mène jusqu'à un cinquième niveau. On a évité comme la peste l'expo Chagall, majorée de cinq dollars, pour se concentrer sur l'exhibition (le mot passe ici en français) sur General Idea, ce collectif d'artistes canadiens spécialisé, de 1969 à 1994, dans la reprise illégale d'images, icônes, formes, collectif inventif, furieux, qui ne se contente pas d'injecter du pop dans l'art ou vice versa, mais retourne les idées tels des gants destinés à serrer des mains futures. Machine non pas célibataire mais à trois, créée et dirigée par Felix Partz, Jorge Zontal et AA Bronson, General Idea travaille moins la transgression et la provocation que leurs effets sur nos rétines usées. Qu'il s'agisse des énormes gélules d'AZT ou des partouzes stylées de caniches, du mythique concours visant à élire leur muse définitive ou de l'imaginaire "Pavillon", les trois larrons font fort, comme sur cette photo d'un jeune homme blond qui porte un verre de lait à la bouche et écope du coup d'une anti-moustache hitlérienne blanche. Multi-média avant l'heure, agitateurs professionnels d'un art rongé par le medium, ils abordent la création avec l'énergie ardente d'éclectiques destructeurs.
D'autres œuvres, glanées au fil d'une déambulation erratique, permettent de tomber sur de purs moments, comme ces œuvres de Motherwell sur papier de riz (il en avait acheté 1000) et sur lesquelles il laisse sa main et ses encres suivre les mouvements syncopés de la Suite lyrique de Berg. Vu également: les très troublants seins d'une femme crucifiée "par le" photographe tchèque František Drtikol, le Massacre des Innocents de Rubens (à voir à genoux, balbutiant)…
Après ça, redescendre tranquillement Spadina Road, les pensées ailleurs, autres, direction le non-lieu du lac, où chaque clapotis se change en  décision impossible et pourtant subtilement prise par le vent. Bref, on a bien mérité le burger bacon cheddar du Shoeless Joe — et la perspective d'une après-midi d'écriture dans la chambre d'hôtel avant le dîner avec des collègues, ce soir, dans un restau chinois. Peut-être échangea-t-on moins naïvement, alors, des "idées générales".

The Very Mad Trip (ou ma balade au Canada) / 3

L'intérêt du décalage horaire, c'est qu'il provoque un dérèglement raisonné de tous les sens dans tous les sens. Fini le sommeil paradoxal ! Vous entrez dans le sommeil ambigu — en gros, vous rêvez que vous n'arrivez pas à vous endormir, et comprenez alors que vous êtes éveillé et vous imaginez dormir. Vous prenez pour de la fatigue ce qui est de l'excitation, et profitez de votre énergie décuplée pour savourer une autre forme d'hébétude. Du coup, à six heures du matin, la piscine chauffée de l'hôtel vous semble tout à fait dans vos cordes. L'espace de quelques brasses absurdes, vous êtes un millionnaire désœuvré. Car il faut bien dire que l'écrivain en voyage se voit accorder quelques privilèges, a même le droit d'usurper le droit au luxe, comme pour mieux lui rappeler que les revenus de ses livres ne lui permettront jamais de jouir d'un tel statut. Comme si la société culturelle essayait de le dédommager d'une carrière qui n'en est pas une, soyons franc. (D'ailleurs, le breakfast is not included.)
Le jour s'est enfin levé sur Toronto, ou plutôt le gris, comme si le lac Ontario avait projeté toutes ses rancœurs à même le ciel. Quelques joggeurs traquent l'arythmie sur le front dégarni du lac, tandis que les ouvriers s'activent : ici, c'est le chantier, le parking en surface a été détruit et un autre, abyssal, est en cours d'excavation. Harbourfront fait peau neuve, à quelques blocks des cinq cents et quelques mètres de haut de l'hypodermique et bétonnée CN Tower, dont le fuselage a coûté plus de 240 millions de dollars US et qui s'efforce d'être la plus haute structure au monde, talonnée de près par le fameux Taipei 101. Qui a la plus grande? Le débat est un peu trop humain pour être abordé ici.
Sinon, le brownie cheesecake du Second Cup vaut le détour, ainsi que ses monstrueux cookies en bocaux qui feraient frémir jusqu'à la vaillante Ripley. Sinon (bis), on hésite à visiter le musée Bata — le Bata Shoe Museum, incongru pompodrome où faire du surplace est sans doute une expérience pour les podophiles. On lui préférera donc l'AGO, l'Art Gallery of Ontario qui propose ces jours-ci une expo alléchante:  Constructing Utopia: Books and Posters from Revolutionary Russia (1910-1940), ainsi qu'une assez énigmatique exhibition au concept flou, Haute Culture: General Idea. On vous dira, entre deux gorgées de sirop d'érable.

Vollmann se fait un rail

The Very Mad Trip (ou ma balade au Canada) / 2


Difficile de savoir quand commence le voyage. Face au mystère de la valise à faire ? Chausettes : oui. Pléiade Platon: non. Dans le RER B, qui semble à chacun de ses arrêts vous mettre au défi d'arriver à l'heure à l'aéroport? Dans l'aéroport, où votre passeport est soumis à un examen minutieux, comme s'il s'agissait d'un document émis par l'Office international du Terrorisme? En fait, le voyage commence vraiment quand on vous demande d'enlever votre ceinture: c'est une requête on ne peut plus intime qui ne débouche pourtant sur rien de très excitant. Juste ne pas sonner. Voilà. Pour voyager, il faut ne pas sonner. If you don't ring, you can fly. De quoi tournebouler le bon sens d'une mouche, mais bon. Il reste quelques contrôles, parce qu'on ne sait jamais. La multiplication des contrôles, si l'on y réfléchit bien, est flippante, à croire qu'ils doutent de la validité de leur scrutation. Enfin on décolle. Là, vous avez plusieurs possibilités, dont l'une consiste à regarder un des films proposés par le dossier du fauteuil d'en face qui se penche alors vers vous comme pour vous faire comprendre que sortir votre ordi est de l'ordre de l'impossible. Un écran tactile vous accueille, grand comme une carte de visite un peu prétentieuse. Donc : des films, hein, pas des livres – pourtant, quelques pdf bien stylés pourraient revitaliser l'appétit culturel du voyageur, mais non. Quelques minutes de Very Bad Trip 2, sans le son, s'avèrent édifiantes. Le cinéma américain a réinventé le muet par défaut. On passe quelques minutes sur Paris, de Klapish, qui a dû se mater tous les Lelouch et penser qu'un film choral est ok. Mouais. Heureusement on a encore le droit de lire et le cas Daffy, sweet Lybia, est bouclé. Enfin l'avion descend et, à sept mille pieds, sort son train d'atterrissage, on n'est jamais assez prévoyant. Il y a eu entretemps le plateau repas, qui n'était pas si mauvais, sauf que si vous vous imaginez servir ça à des amis vous revenez vite sur votre jugement un peu trop bienveillant. L'avion se couche alors sur la piste, tel un fer à repasser manipulé par un parkinsonien et là il vous faut prouver à nouveau que vous n'avez aucune intention de renverser le gouvernement ou d'importer du roquefort. Le Canada est derrière la porte vitrée, ainsi que la promesse d'une cigarette. Vous comprenez quelques secondes plus tard que le décalage horaire est un tour de passe-passe dont vous allez être et le lapin et le chapeau. Une personne du festival où vous êtes condamné vous sourit comme si elle n'avait pas lu vos livres et la découverte de l'exotisme revu et corrigé par la mondialisation peut commencer.

jeudi 20 octobre 2011

The Very Mad Trip (ou: ma balade au Canada) / 1

Demain je vais monter dans un énorme engin qui vole au-dessus de la mer et atterrir très loin dans un aéroport d'où j'irai, espérons-le pas à pied, à Toronto. Le but premier, outre gastronomique, consiste à participer à un festival de littérature internationale: l'IFOA, qui réunit, du 19 au 30 octobre, des dizaines d'auteurs du monde entier. Impossible de citer tous les participants, bien trop nombreux, mais dont vous trouverez les noms sur le site en lien. Juste quelques noms: Edem Awumey, le grand Russel Banks, Peter Behrens, Daniel Clowes, Will Ferguson, Amitav Ghosh, l'ami David Homel, Nancy Huston, Michael Ondaatje, Gary Shteyngart, Colson Whitehead (oh my god), Tessa McWatt…
Je devais en principe participer à une table ronde autour de la traduction, mais finalement non, c'est annulé, la modératrice a des problèmes de santé, et à la place je lirai un extrait en anglais et en français du Golden Gate, de Vikram Seth – ce sont les aléas du direct. Je vais également prononcer (ou plutôt: articuler) quelques conférences sur la traduction, un sujet moins soporifique qu'il n'en a l'air. Il y a aussi une excursion prévue aux Chutes du Niagara, une occasion idéale pour revoir le film de Hathaway (Niagara), avec Joseph Jaloux Cotten et Miss Wow Monroe. Et puis, il y a le fantôme de Glenn Gould, somewhere, gris sur gris. Ce périple sera suivi d'une rando à Vancouver, en particulier à la Simon Fraser University, qui m'invite, mais n'anticipons pas. Il reste à découvrir d'abord Toronto, une ville qui apparemment se porte à merveille si l'on en croit Wikipedia:
The city's net debt stood at $4.4 billion as of the end of 2010 and has a AA credit rating. Toronto is expected to pay $400 million of the debt in 2011. The city's debt increased by $721 million in 2010.
(Je ne traduis pas, c'est trop flippant.) Voilà, nous essaierons de vous tenir au courant catastrophe par catastrophe, joie par joie, poutine après poutine, du déroulement de ce very mad trip…

lundi 17 octobre 2011

Afterpop

L’ Afterpop à Paris en novembre

Courant littéraire émergeant du champ éditorial espagnol contemporain, l’Afterpop est désormais traduit en français, à travers les livres de trois auteurs particulièrement représentatifs de sa diversité et de sa richesse, et simultanément publiés en septembre dernier :


 Homo Sampler, de Eloy Fernandez Porta ( Inculte ), traduit par François Monti

 Providence, de Juan Francisco Ferré ( Passage du Nord Ouest ), traduit par François Monti

 Proust Fiction, Robert-Juan Cantavella ( Cherche Midi / Lot49 ), traduit par Mathias Enard

Les 2, 3 et 5 novembre prochains, nous vous invitons à rencontrer Eloy Fernandez Porta et Juan Francisco Ferré, présents à Paris pour une conférence et deux rencontres en librairies :


 Mardi 2 novembre à la librairie Le Comptoir des Mots, à 19h30.

 Mercredi 3 novembre à l’Institut Cervantes ( horaires à venir )

 Samedi 5 novembre à la librairie Le Monte En l’Air, à partir de 17h.

mercredi 12 octobre 2011

Vide éclectique: passez Rossignol

Vie électrique, le "roman" de Jean-Philippe Rossignol, pose problème, mais ce problème, il le résout très vite de lui-même, comme on défait un nœud dont on a pas besoin pour grimper cinq centimètres plus haut. On aimerait tant pouvoir l'aimer et le défendre, ce livre, qui arpente, à défaut d'éclairer, des territoires pour lesquels on éprouve plus que de la sympathie. Car Vie électrique, avec son titre intense qui cache tant bien que mal le plus bas des voltages, se préoccupe de tout ce que nous aimons ou presque: il y est question de Vollmann, de Jean Genet, de Céline, de Thoreau, de Faulkner, Kerouac, Guillermo Cabrera Infante, Julian Rios, B.S. Johnson (!), et même Brinkmann (!!), Kathy Acker (!!!) et j'en passe… Comment s'énerver devant pareil Panthéon?
Le hic, c'est que Rossignol ne sait pas trop comment réinventer Lagarde et Michard sous haut patronage sollersien. Alors ça commence comme un roman, à Berlin, où l'amour, peut-être, et Bach, sans doute, bref, une anti-chambre assez capitonnée de références qui, soudain, page 28, se change en petites natures vivantes, approches en demi-teinte ou coups de cœur sur divers auteurs. Bon, entre-temps, le lecteur s'est déjà inquiété. Des phrases comme "l'homme viril qui rate le coche et ne sait pas comment s'en sortir haut la main" font tiquer, mais peut-être est-ce une ruse. Il est également question d'un gouverneur qui "conduit trente kilomètres", de gens qui boivent "en toute quiétude". Pourquoi pas.
Puis l'amorce romanesque, une fois claquée, laisse sa fumée se dissiper, et nous voilà dans une géographie littéraire séduisante, où bruissent les noms respectés, et surtout où s'installe un exercice d'admiration dont on attend… bref, qu'on attend au tournant.
Parlant du Gilles de Watteau, Rossignol fait montre de subtilité, et d'intuition, on se dit, ouf, ça repart, ça peut marcher, et puis, pouf, qu'apprend-on? "Je n'ai pas dans ma besace de définition toute faite de l'amour parce qu'il n'y en a pas […]". Flaubert aurait souligné en souriant. Partant du mystérieux principe, apparemment édicté p.71, comme quoi "les visites rapides sont les meilleures", notre guide ès œuvres de rupture traverse alors la grande galerie du louvre littéraire tel Belmondo jeunot pressé de retrouver le monde extérieur.
Et voilà que pleuvent les poncifs et que se fait jour une forme de "critique" digne des pages littéraires les plus fainéantes des magazines les plus nonchalants. On apprend ainsi que, côté Vollmann, "les projets sont monumentaux", que La Famille Royale est "un roman monstre, une odyssée de l'alcool et de la débauche où le lecteur se voit soudain pris de vertige". Mazette. Geoffrey Chaucer ? On en parle, oui, dans un style speedy-wiki-pedia: une page et demie pour nous rappeler qui il fut. B.S. Johnson? Allons donc. Et l'auteur de nous rappeler (ou de nous révéler?) que "la littérature n'est pas une carrière, comme on le dit pour les militaires, les économistes ou encore une grande partie des écrivains actuels". Oui, bon, d'accord, bien sûr, bravo, merci mais BS Johnson? Quelques lignes rachitiques qui ne disent rien, et semblent juste pressés de passer à autre chose. Brinkman? "Sa méthode consiste à faire chanter la langue allemande". Bigre, nous voilà bien avancés. Kathy Acker? Figurez-vous que la "manière avec laquelle Acker manie les discours et les histoires est impressionnante".  Figurez-vous aussi que le Festin nu, de Burroughs, est "explosif et célèbre". Même Teknich'art est moins léger, parfois, c'est pour dire.
Mais qu'a voulu faire Rossignol? Des trilles? Croyait-il que le choix de ses lectures allait l'exonérer de la moindre clairvoyance, du moindre effort, de la moindre profondeur, perspective, intuition ? L'auteur pense pourtant avoir trouvé la définition de sa démarche: "de l'ondulatoire en acte". Pardon? Du trémoussé virtuel, plutôt. Les derniers mots du livre reprennent ceux de l'épigraphe (célinienne, bien sûr), comme si Finnegans Wake n'était qu'une pirouette se mordant la queue, recyclable ad libitum (ou nauseam). Oui, jouons aussi le jeu de la boucle et répétons: les visites rapides sont les meilleures.

lundi 10 octobre 2011

La femme d'un homme qui

[oui, je sais, j'ai déjà posté ce post, mais le livre est sorti depuis, alors deux précautions valent mieux qu'une…]

On pourrait vous baratiner et vous dire que c'est un roman noir. Mais, depuis Homère et David Peace, vous baratiner n'a jamais vraiment marché. Alors disons que La femme d'un homme qui, de Nick Barlay, qui sort en librairie le 6 octobre aux éditions Quidam, est un roman en deux couleurs, et que ces deux couleurs suffiraient à elles seules à redéfinir l'arc-en-ciel douloureux de l'écriture.
On pourrait vous dire que l'héroïne est une veuve récente, anorexique, barrée, ingérable, indécidable jusqu'au bout des ongles, et que son mari avec lequel elle a tout juste convolée six mois a été retrouvé mort, un quartier d'orange entre les dents, strangulé au cours d'une tentative d'auto-érotisme qui était peut-être moins fun que ça. Mais vous baratiner, faut-il le répéter, n'a jamais marché.
Vous avez refusé de croire que Beckett écrivait des romans d'amour et qu'Arno Schmidt tissait des pastorales. Donc, La femme d'un homme qui n'est pas un roman noir. On aimerait bien, parce que ça permettrait de le lire sans passer son temps à trembler pour la langue qui est en nous comme un poison de plus en plus véloce.
Il était donc une fois, et sans doute plus d'une fois, la femme d'un homme qui. Et dans l'inachèvement de ce titre gît la splendeur d'une écriture qui, loin d'être inachevée, frôle avec l'exhaustivité de la déréliction. Oui, bien sûr, il y a une enquête, une mort suspecte, des indices, un périple, des problèmes. Il y a surtout, en double terrible de la narration, l'impossibilité à décider, trancher, reconnaître. Car Joy, la femme de l'homme qui, est à elle seule la folie de l'énonciation et son ultime leçon : Joy, au nom maudit, réussit l'exploit de nous emmener au bout de la nuit et de nous faire douter du mot "nuit", qui est bien trop doux pour là où elle va.
L'écriture de Nick Barlay est une épreuve. Au sens où: elle initie à elle-même, faisant de nous à la fois un lecteur livre et esclave. Je m'emballe, certes. Mais chez Barlay, le "certes" ne tiendrait pas longtemps, il finirait dans une flaque d'huile avant de devenir l'ombre d'une souffrance, puis le cri d'un oiseau. C'est comme ça. Car Barlay a sa façon bien à lui de dire deux fois ce que les choses sont et ne sont pas, quand celui (ou plutôt: celle) qui les voit meurt à chaque seconde dans le dédoublement de la vision. Dans le pli de l'indésirable compréhension. L'auteur sait décrire, avec une intelligence millimétrée, le spectre des vacillements dès lors que ce dernier se réfugie dans la tentative d'avancer.  Chez Barlay, tout est susceptible d'être soupçonnée: la réalité, l'idée qu'on s'en fait, la matière qu'on en tire, la langue qu'elle nous lègue. Le style se feuillette, se casse, se noie plusieurs fois dans la même eau, que tu bois, assoiffé, parce que la femme d'un homme qui. Parce que ne pas finir.
Belmondo, dans un film de Truffaut, disait à peu près ceci : "T'aimer est une joie, c'est une joie et c'est une souffrance". Lire Barlay, c'est ça. Il nous force à aimer la chute, la dérive, la palpation irrépressible de l'ignominie, au nom d'un principe qui est la justesse. La justesse? Oui, car pour savoir décrire l'indécision pathologique de son héroïne, son dégoût de soi et sa peur de la porte à pousser comme si c'était la texture même du doute devenu chair, eh bien, il faut plus qu'un certain talent.
Barlay nous fait le coup du vaudou. Il nous totémise et nous dissèque. Et s'il pouvait nous sauvez, il le ferait. Mais bon, c'est une autre histoire. En disant "tu" quand il parle de Joy, en cassant, brindille de phrase après brindille de phrase, ce qu'il nous donne comme bois à brûler, en reprenant des motifs brûlés qu'on ignorait amadou d'autre chose, il avance, avance dans son récit en nous poussant, nous trébuchant, nous incitant. Il faut dire qu'il a conçu, pour son personnage, une conscience si précise et si intime que nous voilà les otages incandescents de la femme qui.
"Une tache d'aube s'étire au-dessus de la mer. Le premier être humain est déjà sur la plage, un homme, un golfeur qui pratique son swing contre le vent sifflant du large. Dans les haut-parleurs, la cassette siffle tel le vent. Les mots de centaines de contes pour enfants te traversent l'esprit, les réprimandes, les mises en garde quant à l'ouverture de portes ou de boîte. Quoi que tu fasses, n'ouvre pas la boîte. Quoi que tu fasses, ne franchis pas la porte. Quoi que tu fasses, ne le fais pas. [.…] La scène est ainsi prête pour le désastre, la perte catastrophique."
Donc, le 6 octobre, tu vas en librairie, tu prends la femme d'un homme qui est mort par la main, et tu découvres l'écriture de Nick Barlay. 
"Tu voudrais poser des questions objectives, permettre aux détails d'apporter un peu de lumière, mais tu en es incapable, quelque chose t'en empêche. Que t'apporteraient les détails objectif? Il te suffit d'imaginer le pire, pour savoir."
Lecteur, imagine le meilleur, et tu ne seras pas déçu. Joy est une souffrance qui se mérite.
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Nick Barlay, La femme d'un homme qui, traduit impeccablement par l'indispensable Françoise Marel, la traductrice (entre autres…) de B.S. Johnson, publié par les éditions Quidam.