jeudi 13 février 2014

La dérive des coïncidences: viva da Silva

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De quoi s'agit-il encore? vous demandez-vous en ce gris et impair jeudi 13 février 2014 de l'ère chrétienne. Vous avez raison de vous méfier, et une fois de plus le Clavier Cannibale est là pour répondre à vos attentes et soulager vos maux, alors ne refermez pas votre porte, et permettez que nous vous causassions littérature.

Vous connaissez Didier da Silva? Vous feriez bien. Pourquoi? Oh, mais vous en posez des questions, aujourd'hui! Bon, Didier da Silva est un écrivain qui vient de commettre cent cinquante pages cousues d’un fil qui bien que d’or est aussi d’Ariane, cent cinquante pages que le lecteur que vous êtes va, en minotaure captif et consentant, suivre patiemment et fiévreusement dans ce labyrinthique (et concentrique) piège qu’est L’ironie du sort, cinquième livre de Didier da Silva, auteur précédemment publié par LaureLi. Voilà. Je peux entrer, maintenant?

Si vous aimez le travail du furibond Handschin ou de l'inclassable David Markson, si l'immense Invention du monde d’Olivier Rolin occupe encore vos pensées, si vous avez trépidé à la lecture de Nocilla Dream de Agustín Fernández Mallo, alors il y a de fortes chances pour que L’ironie du sort vous apporte une jouissance semblable – et si vous aimez Chevillard, vous allez grimper au plafond en poussant des cris d'aspirateur à malice. Cela dit, si vous n’avez rien lu des auteurs et livres précités, lancez-vous sans hésiter dans ce livre pneumatiquement retors qui ne cesse de renaître de ses courts-circuits. C'est un livre où le marabout tire les ficelles, un livre composé, caracolant, conscient.
Fonctionnant sur le principe des concomitances (chronologiques, géographiques, nominales, métaphoriques, etc.), L’ironie du sort profite du réseau des hasards et coïncidences pour raconter le fatras sanglant du monde, et plus particulièrement du réel pris entre ses deux pôles extrêmes, la mort et la création : nous sont ainsi narrés divers destins, d’assassins ou de créateurs, la part belle étant donnée à la musique et au cinéma, ainsi bien sûr qu’aux écrivains. Schwob, Walser, Bloy, Satie, Stendhal, Philip K. Dick, Cortazar, Benjamin Constant et bien d’autres s’y improvisent personnages d’un récit qui sans cesse file entre les doigts du lecteur, puisqu’ici tout n’est qu’agonie, échecs, incendies, meurtres, explosions, coulées de boue, ruines de stuc, fusillades, maladies – ce qui n’empêche pas les épiphanies et les montées de lait. L'histoire? Oh, vous savez, les phrases ont d'autres objets en tête. Sachez juste que le coq y devient âne, et l'aléatoire nécessité. Da Silva ne joue pas à la marelle, il fabrique la marelle et vous jette dedans. Alors débrouillez-vous. Lire, de toute façon, c'est se débrouiller, non?

D’entrée de jeu, l'auteur donne le la en évoquant le film d’Hitchcock, La Corde, faux plan unique où les raccords sont escamotés par des dos qui passent devant l'objectif :  on pourrait donc lire L’ironie du sort en guettant les raccords, en levant l'œil de cette caméra obscure qu'est notre vigilance, même si, précisément, on fera le contraire : à savoir se laisser aller au plaisir de dévaler ce long continuum truqué mais génialement articulé, grisé par la vitesse, les voltes, les virements. Comment un tel livre est-il possible ? Oh mais c’est très simple, et c’est même dit, ou plutôt écrit noir sur blanc à un moment :
« […] depuis que l’homme pense il rapproche des faits sans lien apparent et trouve le joint avec, le plus souvent, une facilité déconcertante, une fois configurées les données d’un système les signes s’attirent comme des aimants, pour ainsi dire spontanément ; il faut seulement veiller à ne pas l’élargir de trop, le système, car il perdrait à proportion de sa pertinence […]. »
L’ironie du sort, vous l'aurez compris, deviné, voire subsumé, et ce malgré sa folie agglutinante et le vain vortex qu'il vouvoie avec violence, reste éminemment pertinent. De la lecture à l'état paniqué, où même les chichis saignent. Il y est même question d'un clavier (une Underwood de 1924, mais aussi la sémillante Olivetti de Cortazar, modèle Lettera 22) et de cannibalisme (évitez de vous faire prendre en stop par Lee Lucas et Otis Toole), sans parler du plus gros papillon du monde, d'une oie blanche de seize ans, du Recueil complet des étrennes helvétiennes, de la baie du Nunavut et de la chaleur de Samoa. Puissiez-vous dire très vite de ce livre de ce que disait Flaubert à Louise Colet de la trombe de Montville:
"J'en ai entendu causer, discuter et baver tout un hiver, j'en suis saoul."

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Didier da Silva, L'ironie du sort, éd. de l'Arbre Vengeur, 10 €. ATTENTION!!!! Ce livre, qui comporte cent cinquante pages et se présente sous forme d'un ouvrage se conformant au traditionnel format des livres publiés par l'Arbre Vengeur, à savoir  115 mm x 167 mm, ne sortira que le 20 février. Vous devrez donc attendre quelques jours avant d'en faire l'inéluctable emplette. Mais soyez franc : désirer un livre n'est pas si désagréable que ça. Vous adorez ça, en fait. En plus, comme vous venez d'apprendre que Jean d'Ormesson allait entrer dans la Pléiade, ma foi, je crois que vous avez bien besoin d'une petite consolation. Acheter le livre de da Silva sera votre façon de dire au monde: moi j'y crois encore.

P.- S. : Merci à l'éditeur, David Vincent – car pour lui, je vous le rappelle, tout a commencé par une nuit sombre, le long d'une route solitaire de campagne, alors qu'il cherchait un raccourci que jamais il ne trouva. Cela a commencé par une auberge abandonnée et par un homme devenu trop las pour continuer sa route. Cela a commencé par l'atterrissage d'un vaisseau venu d'une autre galaxie. Maintenant, David Vincent sait que les envahisseurs sont là, qu'ils ont pris forme humaine et qu'il lui faut convaincre un monde incrédule que le cauchemar a déjà commencé… – de m'avoir envoyé ce livre.
 


9 commentaires:

  1. Je l'attends depuis des semaines, et en plus la sortie a été décalée d'une semaine ! Signalons à toute fin utile pour les Parisiens que l'auteur lira des extraits de son œuvre à la Maison de la poésie le 19 mars.

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  2. Je l'attends depuis des semaines, et en plus la sortie a été décalée d'une semaine ! Signalons à toute fin utile pour les Parisiens que l'auteur lira des extraits de son œuvre à la Maison de la poésie le 19 mars.

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  3. Si Franck et Claro sont aussi excités par la sortie de ce livre : je dois alors en faire "l'inéluctable emplette" ! Merci les garçons !

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  4. Schwob, Walser, Bloy, Satie, Stendhal, Philip K. Dick, Cortazar, Benjamin Constant, nous voilà en effet en fort bonne compagnie !

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  5. On ne peut lire cette ironie qu'après quand il est trop tard mais alors tout semble évident, les signes et les scènes, les êtres les adresses, en suivant un fil qui remonte le temps qui ne servira pas à emballer les tranches les chapitres du temps ni à les relier pour un espace de vie, plutôt devis pour c'est fini. Tant pis.

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  6. Laird Hunt, da Silva et les précédents, ma libraire vous remercie.

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  7. Ma libraire va encore se demander comment je fais pour lui commander des ouvrages avant même leur parution... elle commence à me regarder d'un drôle d'oeil !

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