mercredi 12 février 2014

Flaubert et la hantise du renoncement

Les livres trépignent-ils dans des limbes avant de tenter une sortie hors de la matrice imaginative? Peut-on distinguer ces limbes dans d'autres livres? Rêvons d'une archéologie littéraire qui chercherait, dans telle ou telle phrase, l'écho condensé de la musique à venir, l'accord repris et développé plus tard en symphonie. Prenez Flaubert, un des rares écrivains du XIXème siècle à avoir renouvelé presque systématiquement son approche à chaque livre. En apparence, peu de ponts entre Madame Bovary et Bouvard et Pécuchet. Mais relisons le passage suivant, extrait de Madame Bovary, où il est question d'Emma :
"Elle voulut apprendre l’italien : elle acheta des dictionnaires, une grammaire, une provision de papier blanc. Elle essaya des lectures sérieuses, de l’histoire et de la philosophie. […] Mais il en était de ses lectures comme de ses tapisseries, qui, toutes commencées encombraient son armoire ; elle les prenait, les quittait, passait à d’autres."
On trouve là, comme en précipité, ce double mouvement [enthousiasme-déception] qui marque de son risible sceau toutes les entreprises des sieurs Bouvard et Pécuchet. Comme Emma, d'ailleurs, ces derniers "se mirent à étudier la grammaire", avant d'en conclure que "la grammaire une illusion". Comme Emma, ils se mettent à l'étude de l'histoire et à la philosophie. Mais hélas, "toutes ces lectures avaient ébranlé leur cervelle". Et Flaubert de recourir six fois à la même expression: "ils y renoncèrent". Les tapisseries commencées par Emma font d'elle une Pénélope d'un genre nouveau, une Pénélope qui n'a même plus besoin de défaire ce qu'elle a fait: il lui suffit de renouveler sa matière première. Car ces tapisseries valent pour tous les commencements.
On ne s'étonnera donc pas que le commencement soit la grande affaire de Bouvard et Pécuchet, roman où, comme Emma, on "commence", on "essaie", on "se met à" – et ce en permanence. Le "ils essayèrent" s'achèvent systématiquement par un "ils renoncèrent". Que se passe-t-il donc?
"Ils commençaient des raisonnements sur une base solide ; elle croulait ; et tout à coup plus d’idée ; comme une mouche s’envole, dès qu’on veut la saisir." (Bouvard et Pécuchet)
De la tapisserie reléguée dans l'armoire à la mouche qui s'envole. De l'entassement à l'évanescent. Le savoir cesse de s'accumuler; le voilà désormais qui échappe à l'esprit, trop fuyant, volatile. Et à chaque fois, ce que Flaubert fustige, c'est moins la volonté que la nature velléitaire, qui se complaît dans l'esprit d'entreprise mais ne souffre pas les lois de l'endurance.
Le renoncement – que Flaubert rend subtilement sensible dans le cas d'Emma par le passage du passé simple à l'imparfait, comme si la durée, en succédant à l'acte inaugural, entérinait le processus d'abandon –, le renoncement s'impose finalement comme le motif flaubertien par excellence. Il rend compte à la fois de la faiblesse humaine et de la vanité des choses. Mais si, comme l'a écrit lui-même Flaubert:
"Il faut, si l'on veut vivre, renoncer à avoir une idée nette de quoi que ce soit"
il ne saurait en aller de même en écriture, et Flaubert fut toute sa vie confronté à cette hantise littéraire: renoncer. Car le livre, lui, ne vit pas d'idées, le livre ne cherche pas apprendre l'italien ou à tisser une tapisserie. Il sait que les idées sont "reçues" et que le fil est perdu. Le renoncement est ce dont se nourrit le livre, lequel est embarqué dans l'expérience d'un "échouer mieux". Le renoncement est son châtiment avant même sa peine. Le livre n'a plus d'autre issue, alors, que de rire du renoncement – il devient l'armoire aux tapisseries oubliées, la nuée des mouches incertaines. L'ouvrage est cent fois le métier.

6 commentaires:

  1. Comme tout cela est juste. La Correspondance de Flaubert est, de ce point de vue, très éclairante...

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  2. Sans doute as-tu raison, Claro, mais il me semble percevoir, tant en ce qui concerne Flaubert que ses (fort peu nombreux) descendants - assumés ou non, conscients ou pas - un lien ambigu, tortueux, ténu, mais réel entre la hantise du renoncement et celle de la perfection, repoussoir (incernable) pour certains, idéal (inatteignable) pour d'autres, mais tous deux liés à la mort, dans et par le langage, et qui d'autre que Michon pour nous le faire toucher du doigt:
    "Quand on porte la langue à un tel point de perfection, à ce point d’incandescence absolue, sans doute sait-on que ce qui parle à votre place, c’est le Grand Maître, c’est la mort. [*] Quand on écrit ainsi, on est traversé par la mort, et certainement que, dans la répulsion qu’avait Flaubert pour lui-même et pour son écriture, il y a cela: la perfection passe par une sorte d’intériorisation du Grand Maître. On tient la faux. On ne peut pas ne pas s’en vouloir de prêter voix à cela…"
    Et à Steiner que d'enfoncer le clou: "La perfection, même si elle était accessible, porte la mort."
    Oui, mais que faire, il y a (et il y aura) toujours des casse-cou disposés à prendre le risque, en créant plutôt qu'en inventant, d'ailleurs - car ce n'est pas, mais alors là pas du tout, la même chose...
    (Pierre Michon)

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  3. Attribuer la dernière phrase du commentaire à Michon - pure hérésie et manque de respect envers lui que cela, car elle est de moi, l'indigne...

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  4. "La perfection, même si elle était accessible, porte la mort."
    A cause de l'idée d'achèvement? Quelle serait votre explication? Voudriez vous répondre, Claro? De même que sur cette façon de dissocier création d'invention, qui comprennent toutes les deux une part d'imagination, vous devez percevoir ces choses un peu plus clairement que cela.

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  5. La citation à laquelle vous faites allusion est de George Steiner, c'est donc à lui qu'il faudrait demander des explications. Quant à la dissociation création/invention, c'est une idée (peut-être saugrenue) d'André Rougier (votre serviteur, cher "anonyme", encore que je préfère qu'on puisse nommer les gens...); Claro n'est en rien responsable des commentaires qui ponctuent ici et là ses articles...

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