mardi 4 février 2014

Bander l'arc: Bertina et les ruades de la bête

Les récits d'élaboration d'un texte sont, au final, assez rares. Souvent, on ne trouve que quelques mentions dans des notes, au fil d'un journal. Que se passe-t-il? Quelles pistes sont perdues, modifiées? Quels échecs ponctuent le "progrès"? Autant de raisons de lire attentivement SebecoroChambord, un journal de résidence, un court mais lumineux texte d'Arno Bertina.
Or donc : à la faveur d'une résidence de trois mois en 2012 au château de Chambord, l'écrivain Arno Bertina, qui a sur le feu un texte intitulé Numéro d'écrou (paru depuis au Bec en l'Air), va profiter de ce trimestre entre les murs (et quels murs!) pour non seulement écrire son livre mais surtout interroger les problématiques qu'il lui pose (c'est un livre sur Idriss, un sans-papier malien originaire de Sebecoro, c'est un livre avec des photos d'Anissa Michalon).
Ecrire sur un projet en cours est compliqué: ça peut menacer jusqu'à l'accomplissement du projet. Mais pour Bertina, "l'écriture est d'abord une façon de se mettre en mouvement", il bougera donc deux fois plus, s'il le faut. Alors il s'interroge: écrire un livre à deux, penser la position de l'immigré, écrire sur un sans-papier malien quand on est dans un château conçu au départ pour François Ier… Bon, le mur d'enceinte de Chambord est long de 32 km, "comme le périph'", lui dit-on, ce qui permet au moins à Bertina de spatialiser et d'opérer des conversions imaginaires. Bertina cherche alors, dans quelques "ailleurs", les moteurs de son écriture, de son rapport à l'écriture, la mémoire, ses grands-parents, etc. Et surtout il se penche sur ce qui lui semble, parfois, des faiblesses dans d'autres de ses textes.
Car l'enjeu, au final, est de taille, puisque la question qu'est en droit de se poser l'écrivain est la suivante: ai-je progressé? Là-dessus, Bertina (qui pense que oui, il a progressé) est clair:
"L'expression est atroce, évidemment – tout comme l'idée que je me la raconte, sans doute –, mais elle désigne autre chose que l'habileté ou le savoir-faire: le sentiment, par exemple, de mieux repérer les fausses notes (plus rapidement, et de manière plus exhaustive); celui d'avoir enfin pris le dessus (mais la bête est encore capable de ruades désarçonnantes) sur la tentation de souligner, motivée par la crainte de ne pas être compris, et – plus détestable ou consternant – le désir que le lecteur ne passe pas à côté de l'intelligence du texte."
Tout cela, Bertina l'appuie par des exemples précis, pris dans ses textes passés et son texte alors en cours. Pas d'impudicité, pas de fanfaronnade à l'envers: juste rappeler que "la phrase n'est pas un écrin pour les mots ou les images, c'est un arc bandé." Donc: comment bander l'arc? comment être sûr qu'on l'a bien bandé? Le doute, le travail, la chasse aux complaisances, l'étude des erreurs, la réflexion permanente sur le travail fait et à faire: impossible d'en faire l'économie si l'on veut "échouer mieux". 
Bertina le dit d'ailleurs assez malicieusement à la fin de sa préface:
"A Chambord je ne me suis pas rasé, le matin, en m'imaginant roi."
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Arno Bertina, SebecoroChambrod, un journal de résidence, éd. domaine national de Chambord/Ciclic, 9€

3 commentaires:

  1. Réflexion en profondeur qui atteint sa cible!

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  2. Je trouve cette expression "bander l'arc" curieuse. Il y a un parti pris de virilité et un sous-entendu guerrier qui oublie complétement le côté flottant que peut avoir l'écriture.
    Ecrire peut aussi être quelque chose de liquide, presque sans intention, une manière de poser son arc au contraire et de ne rien viser.
    Enfin, c'est très personnel. Plusieurs méthodes existent.

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  3. Peut-être relire Le Zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc, de Herrigel...

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