jeudi 10 décembre 2009

Match Box: BS Johnson pro defunctis


Combien de temps faudra-t-il encore pour qu'on lise ici B.S. Johnson à la mesure de ce qu'il est: un des rares écrivains anglais aux prises avec la forme romanesque (et la mort)? Grâce à Pascal Arnaud, des éditions Quidam, et Françoise Marel, la traductrice de BSJ, on peut voir se déplier, an après an, une œuvre où rivalisent audace, humour, spirale, plongée, boucle de pensées et d'expression. A l'instar d'une Christine Brooke Rose (elle aussi méconnue ici), celui que son récent biographe Jonathan Coe qualifie d'"éléphant fougueux", refuse l'escale réaliste telle qu'elle est alors codifiée et, nourri des expériences du Nouveau Roman, profondément marqué par Beckett, se livre à une série d'explorations (minées) d'un terrain encore neuf, sur lequel s'aventurent parallèlement des écrivains américains comme Barthelme ou Pynchon.
Alors ouvrons B.S. Johnson, ouvrons-le n'importe où, et nous aurons l'impression d'intense découverte qu'on a pu avoir en lisant pour la première fois, par exemple, Arno Schmidt. Ouvrons Chalut, paru en 1966 (traduit chez Quidam en 2007), croisière maudite dans des eaux qui sont peut-être celles de l'âme déchirée, et où la seconde guerre mondiale ne cesse de remonter à la surface, comme un leviathan têtu, venu cabosser l'onde de la narration. Ouvrons et lisons:
". J'éprouve sans doute, j'ai sans doute éprouvé, une certaine sympathie envers les poissons, comme envers toute forme de vie sur le point de subir ce qui semble être, en tout cas pour n'importe quel être humain, une mort douloureuse, venant mettre un terme à une souffrance qui n'est pas aussi brève qu'on le pense: mais une fois vidés, lavés, dégringolant et glissant, ils deviennent absurdes, ces poissons, n'éveillent plus la moindre pitié, ils ont même l'air plutôt ridicules sans leurs viscères, avec leurs flancs béants qui pendent désormais, flasques et inutiles, déjà nourriture et non plus poissons."
Voilà pour la prose de celui que certains qualifient de formaliste. Ouvrons ses autres livres traduits, ouvrons R.A.S Infirmière-Chef (une comédie gériatrique), ou Christie Malry règle ses comptes, ou Albert Angelo. Chaque fois, l'événement est traité dans la minutie de son explosion invisible, et la phrase s'invente des devenirs, des disparitions, des mutations. "La forme suit la fonction", ainsi qu'il l'écrit dans des notes pour l'écriture d'Albert Angelo.
On prêtera donc une attention accrue (ou nouvelle, selon) à la parution chez Quidam, il y a un peu moins d'un mois, de son roman Les Malchanceux, traduit magnifiquement une fois de plus par Françoise Marel, et qui est une traversée des ombres, une destruction théâtrale de la routine et de cet éternel et insupportable retour du même, rendu encore plus insupportable quand il est ponctué par la mort.
On pourrait dire qu'il s'agit des errances d'un chroniqueur sportif censé rendre compte d'un match de football – "Faut que j'aille au stade, incroyable comme mon esprit se laisse emporter." – , mais dont chaque pas foule une tombe fraîche comme le souvenir, celle et celui d'un ami emporté par le cancer, Tony:
"[June] m'avait appelé pour me dire que Tony était au plus bas, il avait besoin de sortir de lui, comme elle disait, je sais plus, je crois que c'est ce qu'elle a dit, une expression banale qui prend tout à coup un caractère philosophique"

On pourrait dire aussi que Les Malchanceux sont une boîte de Pandore, et que Pandore est le nom du déni craquelé. Le livre se présente en effet sous forme de cahiers agrafés, non paginés, enfermés dans un boîtier qui, une fois ouvert, nous offre, non sans ironie, son mode d'emploi:
Ce roman possède vingt-sept sections temporairement tenues ensemble par un bandeau amovible. Exception faite du premier et dernier "chapitres" (indiqués comme tels), les vingt-cinq autres peuvent être lus dans n'importe quel ordre. Si le lecteur préfère ne pas accepter l'ordre dans lequel il a reçu le roman, qu'il se sente libre de le réarranger, avant lecture, dans l'ordre que lui offrirait le hasard.

Mais le lecteur aura beau brasser les cartes des pages, il n'échappera pas, comme dans Finnegan's Wake, à l'inexorable morsure de la spirale, et il lui faudra passer de toutes façons par ces moments de tension, ces basculements, ces souffles cassées qui disent la vie de Tony, celle du narrateur, et peut-être aussi celle du lecteur. B.S. Johnson fait de son personnage un Ulysse vaincu et cependant témoin, témoin du réel en prise avec les ruines du temps, témoin de la douleur nichée dans le rire, passager de la ville toujours à réinventer dans sa géographie cannibale – "rien à voir avec un pèlerinage", est-il précisé à un moment.
Réalisé avec un soin admirable par l'éditeur Quidam, Les Malchanceux, "livre disloqué", roman de la perte mais aussi des retrouvailles, devrait, avec la parution prochaine, en janvier 2010, de la biographie consacrée à B.S. Johnson par Jonathan Coe (traduit par Vanessa Guignery), permettre d'embrasser encore plus pleinement cette œuvre insolente, désespérée, métamorphique, écrite par un homme qui, le 13 novembre 1973, sut mettre un point final à sa vie tout en colères et fulgurances.
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Note: De Vanessa Guignery, la traductrice de sa biographie à paraître, on lira également avec profit: Ceci n'est pas une fiction. Les romans vrais de B. S. Johnson, Paris : Presses de l'Université Paris-Sorbonne, coll. "Britannia", 2009, 320 p.

Les Malchanceux
de B.S. Johnson
Préface de Jonathan Coe
Traduit de l'anglais par Françoise Marel

32 euros
ISBN : 978-2-915018-39-4

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