jeudi 20 mars 2025

Ventriloques et caméléons, ou la traduction inéluctable


Quand on pense à des écrivains traducteurs, en général, le premier nom auquel on pense, c’est Baudelaire, Baudelaire-traducteur-de-Poe. Mais le métier de traducteur est tellement pétri d’ombre qu’on a fini par oublier que tous les écrivains ou presque ont, au moins une fois, traduit. Pessoa ? Il a traduit Poe, justement. André Gide ? Blake. Boris Vian : Van Vogt. Maeterlinck : Ruysbroeck. D’autres exemples ? Marguerite Yourcenar a traduit des negro spirituals ; Darrieussecq a traduit Woolf ; Vialatte a traduit Kafka ; Hölderlin a traduit Sophocle ; Proust a traduit Ruskin ; Artaud a traduit Lewis Carroll ; Beckett a traduit… Beckett ; William Gass a traduit Rilke ; Zenatti traduit Appelfeld ; Diane Meur a traduit Heine et Nizon; Bernard Noël a traduit Lovecraft et Shakespeare ; François Bon a traduit Lovecraft ; Paul Auster a traduit Sartre et Simenon ; Giono a traduit Melville ; Diderot a traduit Stanyan ; Maspero a traduit Alvaro Mutis ; Butor a traduit Hölderlin ; Nicolas Richard traduit Pynchon, Powers, Ginsberg ; Annie Saumont a traduit Salinger et Naipaul – STOP !!! 

On pourrait continuer ainsi sur des pages et des pages – en fait, le jeu le plus difficile consisterait à citer des écrivains qui n’ont pas traduit. Ça serait vite vu, croyez-moi. Et je ne parle pas des traducteurs qui sont devenus écrivains à force de traduire. Peut-être parce que pour traduire, il faut être écrivain ou du moins accepter de le devenir le temps d’une traduction. Les raisons, du moins au vingtième siècle, qui ont poussé des écrivains à traduire sont nombreuses. Il y a la raison financière, évidemment. Le fait que certains écrivains fréquentent les éditeurs, voire travaillent pour eux, et sont donc susceptibles de se voir proposer des traductions. N’oublions pas l’intérêt, la curiosité, la passion, le hasard des rencontres. Mais à chaque fois, force est de reconnaître que si l’écrivain se met à la traduction, c’est parce qu’il veut faire l’expérience d’un déséquilibre ; lui qui sait écrire dans sa langue, dès qu’il traduit, voit ses certitudes vaciller, constate qu’il n’a jamais autant traquer ses mots, pédaler dans la semoule de la syntaxe, vacillé dans la compréhension du sens. Traduire le bouscule, le déséquilibre, il doit réapprendre à partir de sa langue, à la fois neuf et ancien dans le métier, le même et différent.

Il découvre aussi d’étranges similitudes entre l’acte d’écrire et l’acte de traduire : non seulement il fait exactement les mêmes gestes (il écrit dans les deux cas en français), mais fait parfois appel aux mêmes mécanismes mentaux pour aider la phrase à arriver à son terme. Son cerveau, qui contient en principe (même à son insu) d’innombrables formes syntaxiques et un vaste lexique, travaille comme un ordinateur en béate surchauffe. Oui, il le comprend à présent : il a toujours traduit. Quand il écrit, il traduit, il traduit le texte qu’il rêve d’écrire et qui, une fois sur le papier, une fois traduit en mots, change évidemment. Les contresens, les faux-sens, il connaît, c’est son lot. Le traître c’est lui, le trahi aussi. Le translateur impénitent, c’est lui. Passer d’une langue à une autre ? Mais oui, c’est sûrement ça, écrire.

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