samedi 30 novembre 2024

Joyeux Noël: l'inextinguible musique des larmes de fond

 


Se lancer dans la lecture de La grande conspiration affective, de Romain Noël, c'est s'élancer, tant l'élan qui porte ce livre, son flux à la fois tempétueux et rigoureux, prend le lecteur par les sentiments – oui, car ici l'affect est un moteur, un mobile perpétuel, puisqu'il s'agit de laisser couler nos larmes. Présenté ainsi, on pourrait croire qu'on parle d'un livre lacrymal, alors qu'en réalité, s'il naît bel et bien sur les cendres d'un amour, La grande conspiration affective ressort d'un gai savoir: arracher le pathos à ses congères mentales pour en faire le tremplin d'une pensée sauvage – comme un mix entre le viscéralisme des détectives alla Bolaño et les machines désirantes de Deleuze & Guattari.

L'auteur rêve d'écrire un "livre queer et hérétique" et l'écrit, tel Proust faisant se mordre la queue au Temps, en nous annonçant qu'il va l'écrire. Ici, il est question moins du constat d'un complot (la fameuse "conspiration" du titre) que de l'échafaudage d'une communauté. Réunir – par les rencontres, les œuvres, la parole, les écrits, les rêves, les expériences, etc. – une meute de "divins fripons", transportés (au sens quasi shamanique) par les affects et leurs ritournelles, que par les froids véhicules de la raison. Si nous vivons à l'heure de l'Extinction, alors autant tirer réjouissance et inventivité de notre éventuelle dissolution:

"Les cordes qui relient les créatures entre elles doivent commencer à résonner, ce sont elles qui nous permettent de croire au monde. Croire au monde, fameux motif deleuzien, c'est accepter d'être un•e agent•e de la passion et une•patient•e de l'action; c'est endurer le monde, et persévérer dans cette endurance jusqu'à la jouissance partagée.'" (p. 38)

Pop-hop-philo? Schizo-catalyse queerrassée? Chaosmose enjouée? Le livre de Romain Noël, après avoir exposé son projet avec une fougue théorique assez irrésistible sur une soixantaine de pages, consacre le reste de son ouvrage aux récits des diverses rencontres (au sens large, rhizomique) qui lui ont permis de vivre et déployer pleinement son projet. La multiplicité de ces témoignages actifs, la diversité des réflexions, l'intuition des digressions, lui permettent de faire feu de tout bois, tant son entreprise tient du gai savoir. On peut s'y promener, s'y perdre, sauter des pages comme on saute des obstacles, aller et venir au gré des flux, la pensée toujours en bandoulière et le cœur bien accroché à la rêverie.

Non sans humour, Noël définit à un moment son "thriller théorique" en disant de lui: "le livre dont vous êtes le terreau". Et force est de reconnaître qu'en écrivant ces étranges confessions (imaginez Rousseau rhabillé par Preciado), l'auteur s'est lancé dans une entreprise qui n'eut jamais d'exemple mais, espérons-le, aura des imitateurs.

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Romain Noël, La Grande Conspiration affective, un thriller théorique, La Librairie du XXIe siècle, Seuil, 22€

lundi 18 novembre 2024

À propos de Gustave Roud

A peine a-t-on fait quelque chemin, ébloui happé étourdi, dans l’œuvre immense de Gustave Roud qu’un mot s’impose avec la puissance d’un paysage : solitude. Comme si, devant un monde en perpétuel état crépusculaire, face à une nature sans cesse réinventée par le manège impitoyable des saisons, celui qui voit et écrit dans un même mouvement épiphanique se voyait et se savait condamné à une singularité qu’on devine et redoute tragique. Mais cette solitude – qui semble à Roud une colonne vertébrale infrangible – ne relève pas uniquement d’une damnation trop humaine, bien qu’elle prenne sa source dans un secret d’amour impartagé ; elle est aussi, par la force du destin et la volonté d’une personnalité poreuse, le ferment qui permet à l’écrivain d’entrer en toutes choses – textures, lumières, formes, résonances – avec une intensité scrupuleuse. Nous disons: solitude, et aussitôt, en un tableau perpétuellement changeant, nous apercevons une silhouette au bord du chemin, et bien qu’immobile cette silhouette n’est que mouvement : mouvement des yeux devenus capteurs insatiables, subtiles, patients. Roud voit tout, pas seulement le donné, l’offert, mais aussi le caché, l’invisible ; il se meut à l’abord des éléments en scrutateur quasi divin, et pourtant rien en lui de démiurgique, son approche n’a rien d’hugolienne, il ne brasse pas les forces et formes à l’œuvre en titan avide, conscient qu’une mainmise trop âpre dérangerait l’ordre intime des choses.

Chez Roud, rien de rapace : il glane, butine, recueille, il fait son miel du visible aussi bien que de l’invisible, et ce au prix d’une parfois douloureuse fusion avec ce mystère qu’on appelle nature. Mais s’il, obstinément, décrit, c’est moins pour restituer ce qui est vu que pour réagencé ce qui est senti. A ses yeux – qui sont légion – décrire est l’acte le plus désintéressé, le plus exigeant, le plus généreux qui soit. Allons plus loin : décrire est pour Roud une façon de vivre sa possible disparition dans l’univers immédiat. Un univers qu’il sait infiniment feuilleté, et dont les perspectives, une fois dépliées, se révèlent aussi charnelles que spirituelles, comme si cette terrible dichotomie qui ronge l’être, la nature l’avait résolue depuis la première aube. Nous ne sommes que nuit, et pour y voir clair, ou clair-obscur, il nous faut recréer une lumière autre, ce que Roud s’entête à faire, en artisan du langage. Et si son art peut sembler relever de l’orfèvrerie la plus exigeante, il n’y a dans sa prose nulle préciosité, au sens où, s’il est vrai qu’il cisèle, estampe, grave, poinçonne, découpe à jour, repousse, c’est avec des outils poétiques qu’on dirait arrachés à son corps même. Sa phrase, aussi sophistiquée soit-elle, de par ses nervures, ressauts, trouées, s’est affranchie depuis longtemps de l’austérité mallarméenne qui l’a pourtant aidée à se former. Elle n’est plus qu’intensités, vibrations, tourbillons, dédiée au façonnage infiniment scandé d’un paysage-langage où, miracle discret, passe l’homme.

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Extrait de ma préface à: Gustave Roud, Requiem, éd. Zoé

mercredi 13 novembre 2024

Le Booker Prize en orbite: Une odyssée spatiale signée Samantha Harvey

 


C'est Samantha Harvey qui décroche cette année le prestigieux Booker Prize pour son roman "Orbital", paru en traduction aux éditions Flammarion sous l'égide inspirée de Juliette Lambron.

On vous invite à vous jeter sur ce livre d'une rare subtilité qui dresse le portrait intérieur de plusieurs astronautes de différentes nationalités en orbite autour de la Terre. 






Extrait

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Samantha Harvey, Orbital, traduit de l'anglais par Claro, éd. Flammarion


jeudi 7 novembre 2024

Quand l'enfant (dis)paraît : les bébés pas si roses de Caizergues


Il y aurait de nombreuses façons de commencer un article au sujet du nouveau livre de Jean-Luc Caizergues, Bébé rose (éd. Flammarion). On pourrait dire: Le nouveau livre d'un auteur rare, puisque sa dernière parution remonte à 2008. Ou bien: Caizergues a été machiniste à l'Opéra de Montpellier de 1979 à 2018. Ou bien encore: Bébé rose est un recueil de poèmes. Ou bien encore, bis : Dans cet ouvrage, l'auteur essaie de faire le tour de la question du bébé, en racontant la  vie d'une famille perturbée par l'arrivée d'un nouveau-né, puis en donnant des conseils sur la façon de faire face à cet événement qu'est la naissance d'un enfant, enfin en se penchant sur une sombre histoire de disparition d'un enfant. Mais je ne suis pas sûr qu'ainsi on donnerait une idée juste (et même juste une idée) de ce qu'est Bébé rose.

Ce sont d'abord des poèmes courts – trois strophes de quatre vers – qui, à leur façon elliptique, "raconte" un instantané de vie, celle d'une famille où surgit un bébé. Autant préciser qu'ici le registre est grinçant, sanglant, sordide, et déclenche un rire qui fait froid dans le dos. Ça cogne, ça trompe, ça disparaît, ça lance, ça tombe, ça écrase: 

"Petite sœur / dans la / maison / du voisin // dans le / garage / dans la / voiture // dans le / coffre / dans un / sac."

L'économie des moyens, accentuée par le découpage, produit à chaque fois un effet terrifiant, effet doublé d'un possible comique : entendons-nous bien :: ce n'est pas la situation décrite qui est comique mais la scansion, la fabrique d'un suspens à tiroirs ::: précisons aussi que le comique en question est très particulier – imaginez Fénéon secondé par Sade.

Dans une autre section du livre – en prose, celle-ci –, Caizergues donne des conseils quant à la façon de vivre l'arrivée d'un bébé. Jouant des codes des livres sur la maternité et l'éducation, l'auteur force tranquillement le trait et, dans la lignée d'un Swift (Modeste proposition) ou d'un Patrick Reumaux (Comment cuire les bébés), nous plonge dans un acide bain langagier:

"Dans le ventre, Bébé entendait déjà. Il percevait tout ce que vous fabriquiez avec votre mari. Son odorat est très développé. Si vous posez sur Bébé un  mouchoir imprégné de votre odeur intime, il se calme. Puis déglutit. Bébé a appris à déglutir. Ce réflexe lui sera utile même vieux, surtout vieux. En maison de retraite il faut déglutir, sinon l'infirmière frappe, frappe, frappe!"

Vous l'aurez compris: tout n'est pas rose dans Bébé rose. On y croise plus de coups que de doudous. La famille n'y est pas présentée sous son meilleur jour. L'empathie n'y brille pas. Un peuple de monstres s'agite tranquillement… La force du livre de Caizergues tient tout entière dans sa diction particulière, qui avance les mots comme des cubes les uns sur les autres, nous laissant à entendre, après lecture, le bruit de leur chute. A chaque fois, en moins de vingt mots, il réussit à dessiner un drame. L'horreur, dans ces pages, naît d'une simplicité moléculaire:

"N'ai-je / pas l'air / heureux / dans ce // jardin / sur cette / photo / d'enfance // sous un / soleil brûlant / comme / l'Enfer?"

Bébé rose vient clore un triptyque, dont les deux premières parties s'intitulent La plus grande civilisation de tous les temps (2004) et Mon suicide (2008). Sous-titrés 'poésie-fiction", ces trois ouvrages vous permettront d'affronter plus sereinement cette farce sanglante qu'est, sur terre, la vie.

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Jean-Luc Caizergues, Bébé rose, Flammarion, coll. Poésie, 18 €

lundi 4 novembre 2024

Quand la langue déraille : Mannoni contre les langues brunes


La provocation n'est plus ce qu'elle était. Naguère, elle servait à faire sortir le loup du bois, à obliger des personnes ou des opinions à se sentir attaquées et donc à monter au front. La provocation appelait le dialogue sous forme de conflit. Elle aimait l'excès, voire la mauvaise foi, mais obéissait à une stratégie indéniable. Provoquer les extrêmes, provoquer les mous, bref, remuer/bousculer. Cette période semble terminée. Désormais, la provocation ne cherche plus à faire sortir ses cibles de leurs gonds, car il n'y a plus de gonds; désormais, la provocation n'a plus qu'un seul objectif: vérifier que la réaction soit tarde, soit n'arrive pas, soit n'est pas à la hauteur, autrement dit, elle essaie de pousser toujours plus loin le bouchon. On comprend donc à quel point l'extrême droite en raffole. Aller toujours plus loin dans l'absurde, l'ignoble, le faux ou le stupide. Et se délecter de voir que plus c'est gros, plus ça passe. Ce qui compte ce n'est plus l'éventuelle (et médiocre réaction) mais la seule valeur de la provocation. La provocation prouve qu'elle peut provoquer, et ça suffit. 

Prenez Onfray. Ayant appris que la SNCF refusait de faire la promo du livre de Bardella, il ose une analogie aussi bête que basse en disant que les syndicats ferroviaires de gauche n'avaient pas franchement sauvé les Juifs pendant la guerre. La provocation se loge ici dans un étrange étonnement: Pourquoi, nous dit-il, sincèrement stupéfait, les agents de la SNCF ont-ils sympathisé avec la machine de guerre nazie, mais refuse aujourd'hui de tapisser les murs des gares avec la tête de Bardella?

On ne sait plus si Onfray accuse Bardella d'être nazi ou s'il reproche aux agents (de gauche) de la SNCF d'avoir favorisé la Shoah. Ou alors il veut nous dire que Bardella est comme un train s'enfonçant dans la nuit et le brouillard. Ou alors il veut dire que puisqu'ils ont laissé faire les Nazis, il n'y a pas de raison pour qu'ils interdisent d'affichage Bardella? Onfray a visiblement un problème d'aiguillage dans ce qui lui sert de pensée. Il cherche sans doute juste à épater avec de la pâtée verbale. Reconnaissons que son raisonnement se mord une queue qui peine à se dresser bien haut. Son "propos" se présente comme un argument alors qu'il n'est qu'une insulte. 

Le mieux, si on veut comprendre d'où viennent de telles déclarations fétides, c'est de lire l'essai d'Olivier Mannoni, Coulée brune, un ouvrage dans lequel le grand traducteur qu'est l'auteur s'attache à pointer la filiation entre la langue du Troisième Reich et ses avatars contemporains, en passant par Sarkozy, Macron, la dérive fasciste des Gilets jaunes,  les délires des antivax et les culbutes des complotistes jusqu'à ces dangereux pitres que sont Hanouna, Soral et consorts. Vider le langage de toute substance, tordre la grammaire, vriller la logique, affirmer le faux, se lâcher dans l'odieux et l'ordure, faire passer une crasse provocation pour de l'antique indignation.

Que fleurissent mille couvertures du livre de Mannoni dans nos gares! Qu'on l'enseigne au lycée ! Et qu'on arrête de tendre des micros aux bouche-dégoût.

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Olivier Mannoni, Coulée brune – comment le fascisme inonde notre langue, éd. Héloïse d'Ormesson, 16 euros


Note: Dans une première version de ce post, j'avais attribué à tort les propos d'Onfray à Naulleau. Honte à moi. Je me demande bien comment j'ai pu confondre ces deux personnes. En fait, je ne me le demande pas. Je crois savoir pourquoi.