vendredi 14 avril 2023

De tout le sang baigné: les corps profonds d'Eve Guerra

©Ph. Artias (détail)

Corps profonds,
d'Eve Guerra, est un recueil au sens fort : recueil d'images brisées, de corps rougis, de souvenirs instables. Ce qui est recueilli, c'est ce qui reste quant la douleur a décanté, nuances et sensations, phrases arrachées, visions arrêtées. Livre en trois parties: triptyque déchiré, ajouré: Mère, Eux, Père. Comme si "elle" – celle qui se souvient, décrit, ressent de nouveau – se voulait à la fois objet et sujet, prise et déprise. Un recueillement, mais aussi un déracinement. De Brazzaville à Fourvières, de la guerre civile à l'émeute intime. Une écriture habitée par des possibles divergents: d'abord l'élégie, quand la mère, par le rouge embrasée, frôle la sainteté dans la ville en feu et se confond avec la croix qui palpite entre ses seins —

"Ma mère est une sainte aux jambes de cire: ses bras de fer s'agitent dans le noir quand elle prie."

Puis le sel, comme un jumeau du sang, envahit tout, "effondrant le monde". Alors, fuyant le chaos, loin des plis des draps et de l'argile maternel, demeure cette chose à partager: la beauté. La beauté, ici, se confond avec la faculté de restituer la beauté. Un geste-hommage.

La deuxième partie – Eux – tente l'aventure du récit, par des versets scandés d'appels, d'invites – deux adolescentes égarées dans la ruche d'un Hilton, entre désir et tristesse. Mais très vite, le récit – son cuisant souvenir – cède la place à des explosantes-fixes à la faveur d'une Vierge en or venue fondre son or sur la ville:

"comme la tôle et le vent faisant trembler les murs (je crois que le ciel était cette vitre noire), ses pas brisaient le goudron et le béton et les polygones sur le trottoir),"

Puis, une fois de plus, comme si certaines notes ne pouvaient être soutenues trop longtemps, le décor change, et vient le Père, sa présence elliptique, sa geste désordonnée et sa disparition sèche.

"Papa et son sourire noir, sale, qui m'embrasse sur le front, sur la joue, me noie juste pour rire, me dit que je suis grosse, là, dans son cercueil de zinc, que je ne peux pas ouvrir, et sur lequel je m'allonge"

Demeure alors un "je" qui se veut encore "elle" – à vaincre la pesanteur, à réclamer de l'âme qu'elle déplace et sauve le corps – le corps qui "est fait de tombes".

On referme ce livre fort et fragile, en se se demandant quelle(s) voie(s) suit, suivra Eve Guerra, quel tracé entre prose et poésie elle empruntera et comment elle fera se tendre sur la page les fils de ses aspirations, comment elle accordera leurs diverses vibrations. On attend.

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Eve Guerra, Corps profonds, le Réalgar, collection l'Orpiment, 12€

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