Regrettons d'emblée que ne soit pas davantage connu l'immense écrivain italien Luigi di Ruscio, poète métallo de son état, auteur également de trois textes à haute teneur biographique, dont je viens de découvrir, grâce à la générosité et au flair des éditions Anacharsis, La neige noire d'Oslo.
Luigi di Ruscio est né en 1930 en Italie mais s'est installé en Norvège à la fin des années 50, où il a travaillé plusieurs décennies dans une usine de métallurgie, département clous. Or des clous, il faut bien reconnaître qu'il en enfonce plus d'un, dans le cercueil de sa patrie délaissée, dans celle, protestante, qui l'a accueillie, ainsi que dans tout ce qui empêche de vivre.
Si l'on voulait définir le style Ruscio, il faudrait mentionner immédiatement son arme de prédilection, l'Olivetti 22, dont il use comme une ardente kalach. Comme l'écrit très justement Angelo Ferracuti dans sa préface, "la puissance expressive et la constante accélération de l'écriture évoque l'engrenage d'une machine, un mécanisme qui ne s'arrête jamais, pressant le mouvement du langage jusque dans ses phases d'inertie, comme si la frénésie aliénante de l'usine se déversait dans la vie". Pour cet autodidacte marié à une Norvégienne et père de quatre enfants, survivre au pays de la neige noire c'est avant tout dérober à la longue journée de travail les quelques heures nécessaires à sa survie poétique. De sa vie, donc, il fera un matériau brut, transformé en furibonde diatribe par la magie de sa langue, une langue qui fonctionne par décharges syntaxiques, et tire sa puissance de la juxtaposition des énoncés.
Comme sous l'impulsion d'une dictée anarchique, mais en tissant en sous-main divers motifs récurrents, Ruscio déballe ses convictions et ses vicissitudes en milieu nordique, sans oublier d'évoquer l'Italie de sa jeunesse. Ecrivant depuis un présent immuable – les jours d'usine se ressemblent tous… –, l'auteur lâche les chiens de son ironie sur tout ce qui bouge, en perpétuel dissident de la cause littéraire, politique et religieuse. Ravageur jusque dans la dérision, il ne croit qu'au staccato de son Olivetti, laquelle s'avère capable de mouliner l'histoire, avec un petit ou un grand h/H:
"Aujourd'hui ma machine à écrire décoche admirablement ses propres vers, il a suffi d'un coup de brosse entre les touches avec une brosse à dents imprégnée de naphtaline, il faut frapper très vite pour suivre les vers, ténèbres et hallucinations se succèdent à toute allure, les touches se superposent et s'emmêlent, aujourd'hui Oslo est la capitale de la tranquillité, rues désertes du dimanche, le bleu d'un jour d'été dans des rues sidérées par tant de silence, elle est vraiment céleste la planète que nous habitons, trop peut-être, on n'appartient pas seulement à l'écrabouillis social, on est dans une planète toute vivante, notre trace est projetée dans l'univers à la vitesse de la lumière, l'eau qui lentement s'écoulait de la neige immaculée était de plus en plus noire, je la fixais comme on fixe un abîme, sans doute aimons-nous les choses seulement quand on est sur le point de les perdre, à coups de crocs, la chair arrachée, les yeux désorbités, ce corps dont nous n'aurons une perception parfaite que lorsque nous serons sur la table d'équarrissage […]."
Musical, obsessionnel, cuisant, le style Ruscio emporte et bouscule, magnifiquement traduit par Muriel Morelli dont l'inventivité semble en totale empathie avec l'auteur. Et bien sûr, c'est à une "petite" maison d'édition qu'on doit cette découverte de tout premier plan. Vous savez désormais où trouver les véritables chefs d'œuvre.
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Luigi di Ruscio, La neige noire d'Oslo, traduit de l'italien par Muriel Morelli, éd. Anacharsis, 18€