vendredi 23 septembre 2022

Ruscio: l'insoumis à la machine


Regrettons d'emblée que ne soit pas davantage connu l'immense écrivain italien Luigi di Ruscio, poète métallo de son état, auteur également de trois textes à haute teneur biographique, dont je viens de découvrir, grâce à la générosité et au flair des éditions Anacharsis, La neige noire d'Oslo.

Luigi di Ruscio est né en 1930 en Italie mais s'est installé en Norvège à la fin des années 50, où il a travaillé plusieurs décennies dans une usine de métallurgie, département clous. Or des clous, il faut bien reconnaître qu'il en enfonce plus d'un, dans le cercueil de sa patrie délaissée, dans celle, protestante, qui l'a accueillie, ainsi que dans tout ce qui empêche de vivre.

Si l'on voulait définir le style Ruscio, il faudrait mentionner immédiatement son arme de prédilection, l'Olivetti 22, dont il use comme une ardente kalach. Comme l'écrit très justement Angelo Ferracuti dans sa préface, "la puissance expressive et la constante accélération de l'écriture évoque l'engrenage d'une machine, un mécanisme qui ne s'arrête jamais, pressant le mouvement du langage jusque dans ses phases d'inertie, comme si la frénésie aliénante de l'usine se déversait dans la vie". Pour cet autodidacte marié à une Norvégienne et père de quatre enfants, survivre au pays de la neige noire c'est avant tout dérober à la longue journée de travail les quelques heures nécessaires à sa survie poétique. De sa vie, donc, il fera un matériau brut, transformé en furibonde diatribe par la magie de sa langue, une langue qui fonctionne par décharges syntaxiques, et tire sa puissance de la juxtaposition des énoncés.

Comme sous l'impulsion d'une dictée anarchique, mais en tissant en sous-main divers motifs récurrents, Ruscio déballe ses convictions et ses vicissitudes en milieu nordique, sans oublier d'évoquer l'Italie de sa jeunesse. Ecrivant depuis un présent immuable – les jours d'usine se ressemblent tous… –, l'auteur lâche les chiens de son ironie sur tout ce qui bouge, en perpétuel dissident de la cause littéraire, politique et religieuse. Ravageur jusque dans la dérision, il ne croit qu'au staccato de son Olivetti, laquelle s'avère capable de mouliner l'histoire, avec un petit ou un grand h/H:

"Aujourd'hui ma machine à écrire décoche admirablement ses propres vers, il a suffi d'un coup de brosse entre les touches avec une brosse à dents imprégnée de naphtaline, il faut frapper très vite pour suivre les vers, ténèbres et hallucinations se succèdent à toute allure, les touches se superposent et s'emmêlent, aujourd'hui Oslo est la capitale de la tranquillité, rues désertes du dimanche, le bleu d'un jour d'été dans des rues sidérées par tant de silence, elle est vraiment céleste la planète que nous habitons, trop peut-être, on n'appartient pas seulement à l'écrabouillis social, on est dans une planète toute vivante, notre trace est projetée dans l'univers à la vitesse de la lumière, l'eau qui lentement s'écoulait de la neige immaculée était de plus en plus noire, je la fixais comme on fixe un abîme, sans doute aimons-nous les choses seulement quand on est sur le point de les perdre, à coups de crocs, la chair arrachée, les yeux désorbités, ce corps dont nous n'aurons une perception parfaite que lorsque nous serons sur la table d'équarrissage […]."

Musical, obsessionnel, cuisant, le style Ruscio emporte et bouscule, magnifiquement traduit par Muriel Morelli dont l'inventivité semble en totale empathie avec l'auteur. Et bien sûr, c'est à une "petite" maison d'édition qu'on doit cette découverte de tout premier plan. Vous savez désormais où trouver les véritables chefs d'œuvre.

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Luigi di Ruscio, La neige noire d'Oslo, traduit de l'italien par Muriel Morelli, éd. Anacharsis, 18€

lundi 19 septembre 2022

Anatomie du regard photographique: Marilyn en volte et de face


"Savelli propose d’anatomiser le regard photographique et formule une grande et belle question : « les photographes et les actrices fonctionnent-ils de la même manière ? Est-ce que quelque chose les unit, ou les place en rivalité ? » C’est aussi, en reflet ou par ricochet, un peu le portrait des photographes qui s’esquisse dans ce livre, dans cette Volte-face. On évoque donc Lawrence Schiller, photographe borgne, bavard et ambitieux, auteur d’un Marilyn and Me ; Willy Rizzo qui a photographié Marilyn pour Paris Match et qui se retrouvera dans… Les Bijoux de la Castafiore ; Eve Arnold bien entendu, à qui l’on doit un livre intéressant ; Philip Halsman qui a photographié les moustaches de Dalí, inventeur également de la jumpologie — art qui consiste à photographier les modèles en plein saut — mais aussi accusé du meurtre de son père ; Milton H. Greene dont les photos seront mises aux enchères en Pologne en 2012 ; Frank Powolny qui fera la photo à partir de laquelle Warhol fera son Diptyque, etc. L’anatomie d’un regard pluriel est pratiquée par Savelli, et le geste en est assuré : « Il faut une grammaire de l’apparition : surligner sans hypertrophier, rendre évidents ces atouts merveilleux sans tomber dans l’outrance ne se rendre invisible. » Que ce soit le regard des nombreux photographes, ou encore le nôtre, tous contribuent à produire l’image, le « résumé » de Marilyn. Et Musée Marilyn a pour fonction non pas de ressasser l’évidence stérile d’une icône, mais de déplier le résumé, de raviver la force d’un corps."

— Mathieu Antoine Jung, à propos de Musée Marilyn, d'Anne Savelli (éd. Inculte)

mercredi 14 septembre 2022

Musée Marilyn: rencontre avec Anne Savelli le 22 septembre à la librairie Les Buveurs d'encre

 


Venez rencontrez Anne Savelli le 22 septembre,
afin de découvrir une autre Marilyn…

En attendant, un extrait du livre:


"Une Marilyn floue aux jambes rondes, dont la robe comme la chevelure rayonnent, aveuglent, irradient. Une Marilyn à robe très relevée posant aux côtés de Tom Ewell tandis que la grille de métro est cernée de dizaines, de centaines de photographes amateurs ou professionnels, des hommes uniquement, dont le corps en tension s’abat presque sur elle, ne reste rivé au sol que par la pointe de pieds. Une Marilyn en contre-plongée, de profil, de même taille que son partenaire, qui le regarde droit dans les veux tandis que le tissu se déplie. Une Marilyn en clair-obscur, masquée par un spectateur, son dos noir, son chapeau mou. Une poupée à bourrelet de chair que la robe trop serrée fait naître, disgrâce qui parfois sera effacée - avec l’accord du photographe ? Une Marilyn disparue, négatifs envolés d’un reporter casse-cou accroupi sous un projecteur, surpris par un confrère. Marilyn dont la foule scande le faux prénom, livrée à la conquête de l’univers tandis que son mari débarque, joue des épaules, hurle à l’infamie, ce que personne n’entend. Des Marilyn par milliers comme en Corée du Sud : Elliott Erwin, Sam Shaw, Garry Winogrand, George Barrjs, George S. Zimbel, Ed Feingersh, chacun dans la nasse invente sa Marilyn tandis que l’actrice grelotte, que la femme dont le corps est au centre du monde vient, sans le deviner, d la tin de son couple. 

New York, de nuit. Dans sa robe au plissé soleil, blonde de comédie laisse une soufflerie travaille sa gloire, accroître son pouvoir sur le dispositif dans lequel elle est prise, dont elle cherche à se dégager tandis qu’elle déploie sa palette, rit aux éclats, plaque les mains sur ses cuisses. Circulaire, elle donne à chacun l’impression de ne s’adresser qu’à lui, de l’ancrer dans le sol, plaisir, vérité première mais aussi stratagème, message codé lancé à la tête de la Fox signalant, comme un clignotant passe au rouge, une célébrité qui ne cesse de se densifier, de se durcir. La robe dont tous les hommes diront qu’elle ressemble à une fleur, pétales volatils qui invitent à la danse, à un effeuillage plein vent, à bien y regarder se présente comme une arme de guerre, alterne les fonctions défensive-offensive : un bouclier. 
Le fait est connu : il s’agit bien ici, à Manhattan, d’une séance photo, non du tournage d’un film. Wilder sait parfaitement que la foule va braire, va bruisser, faire cliqueter ses appareils. Que la rumeur ininterrompue empêchera toute exploitation de la séquence. Qu’il es question, en vérité, d’images fixes ; d’un coup publicitaire monté par Sam Shaw, agréé par la Fox : on délocalise, on tourne en décors naturels non par souci de réalisme, mais pour attirer l’attention. un raz-de-marée ? C’est peu dire : embouteillages, quartier bloqué pour faciliter le travail de la presse bien évidemment prévenue, ligne de métro suspendue, la ville n’en a plus que pour elle, la blonde a la culotte, jusqu’au petit matin."

samedi 10 septembre 2022

Quand Quélen casse les codes

Dominique Quélen, dont on s'efforce non sans fascination de suivre le travail, publie aux éditions Louise Bottu un ensemble de quatre textes regroupés sous le titre renversant/renversé de quélen - enqulé. Nulle provocation, hors apparente, dans ce titre, si ce n'est celle du langage qui, en sous-peau, aime à nous jouer des tours.

Une violence certaine irrigue ces quatre textes, qu'il s'agisse de "Vas-y", où la parole est donnée à un père (fouettard) insistant lourdement pour que son fiston apprenne à lire l'heure sur une horloge en carton ; de "Remember", où Quélen lipographe rejoue la partition expérimentée naguère par Perec dans Les Revenentes, mais en se livrant ici à une charge obscène contre la figure et la chair du père (et de la mère) s'achevant en une scène-limite assez sidérante; de "J'entre", où un corps s'introduit en lui-même à la seule force de la "langue"; ou enfin dans "Tu te tais" où une bille lancée peine à abolir le hasard. 

(Le texte "Remember", en effet, dépèce et excède expressément cette bête délétère de père-mère, rejeté dès Le Pèse-Nerfs en des temps précédents. Le legs de Perec, éternellement effervescent, je le répète, est décelé en ses lettres mêmes. Véhément, extrême et dense, "Remember", cerne fermement le spectre de l'engendrement représenté en l'emblème détesté des sénescents. Le secret, et "ses relents de merde", ses réserves perverses en dépense éternelle, ces effets célèbres et délétères, se révèlent, en "Remember", évent(r)és – ses ténèbres levées; ses dérèglements rejetés. Le texte, enlevé et dément, cherche le sens des préceptes enchevêtrés en le temple exécré des mères et pères, le cherche et prestement le segmente en déchets, en membres blessés. Enténébré de sexe éphémère et de vertes légendes, le texte rebelle de Qélen élève l'entendement et prend le temps d'émerger en rêves pénétrés. Respect!)

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Dominique Quélen, quélen = enqulé, éditions louise bottu, 14€

mardi 6 septembre 2022

Lambert Schlechter: voyez comme ce nom vous est déjà familier.


On le sait depuis un méga bail désormais: les grands écrivains ne sont plus publiés par les "grands" éditeurs. Ces derniers ont trop à faire avec la gestion capricieuse de leur fonds et la mise en avant d'auteurs sans lendemain mais susceptibles d'un lectorat aussi sonnant que trébuchant.

L'ardente Pizarnik est publiée par les éditions Ypsilon depuis dix ans; Jean-Louis Giovannoni va et vient aux éditions Unes; "A" de Zukovsky, ce monument de la poésie américaine, se trouve aux éditions Nous, tout comme le nécessaire Bernard Collin; la coréenne Kim Hyesoon figure aux catalogues de Circé et Decrescenzo; Benjamin Fondane brille au Temps qu'il fait éditeur; Philippe Denis reste au Bruit du Temps; David Besschops survit au Coudrier, à L'Âne qui butine; on s'étonne presque qu'Artaud ne soit pas chez Argol. Hormis, dans une certaine mesure bien sur, P.O.L et la collection Poésie dirigée par Yves di Manno chez Flammarion (j'en oublie, pardon), on ne trouvera guère de soi-disant grands éditeurs désireux d'épauler des écrivains en vive recherche. Faut-il s'en plaindre? La confidentialité d'un auteur tient moins à son éditeur qu'à puissance discrète. Et le fait que dès qu'il aspire à élargir son lectorat, souvent sa vue baisse, sa plume pâlit, et délaissant l'ombre subversive pour la clinquante proie il pond plus qu'il n'accouche.

Tout ça pour dire que, bien que méconnu sans doute, on gagnerait à lire et relire l'immense Lambert Schlechter, qui ne dépareillerait pas dans la Pléiade si celle-ci arrêtait de dormessonner. Or, il se trouve que les éditions Phi viennent de publier sa somme, autrement dit Le Murmure du monde, ouvrage sous-titré "40 ans d'écriture". Oui, voilà près d'un demi-siècle que cet écrivain luxembourgeois s'ingénie à faire de la page un monstre d'événement, un creuser où bout et prolifère des pensées directement arrachées à la langue et confiées aux méandres d'une syntaxe si souple, si intelligente, si généreuse que le lire revient à redécouvrir un mouvement mental. On l'a rapproché, bien évidemment, de Bernard Collin, en ce qu'il semble calibrer son dire dans des "proseries" (son terme) de taille modeste, en un geste patiemment et obstinément réitéré. Tour à tour – non: simultanément – moraliste sceptique, poète insaisissable, philosophe impie, pornographe étoilé, mémorialiste gourmand, érudit roué, romantique contrarié, baroque hirsute,  talmudiste farceur, cubiste aléatoire, réaliste halluciné, Lambert Schlechter  a le don d'imaginer la phrase comme si elle pulsait d'on ne sait quel radar intérieur, qui capte tout, transforme tout; cet homme, qui a vu son immense bibliothèque réduite en cendres, et avec elle ses centaines de cahiers, s'est relevé sans cesse du verbe pour, avec une simplicité digne d'un Ignace de Loyola défroqué ou d'un Saint-Augustin dandy, écrire tout bonnement l'aventure de l'écriture (son écriture) – imaginez Roger Laporte ouvrir en grand sa fenêtre et dire le monde, le monde tout comme son reflet intérieur. Imaginez Thomas Bernhard enclin à se confier sous l'aile tiède de Baudelaire, le regard dur de Gottfried Benn, les claques d'Eschyle et les bourrades de Beckett.

"Je dois utiliser ma tête, pensais-je dans ma tête, aussi longtemps que je l'ai, puisque, pensais-je, ça ne peut que se gâter, et bientôt je n'aurais plus assez de tête, pensais-je, pour développer des pensées à propos de ma tête, maintenant il me reste assez de tête, pensais-je, pour thématiser, la dégénérescence de ma tête, et arrivera sans doute bientôt le jour où je serai encore capable de formuler le mot 'tête' sans me rendre compte que c'est de ma tête qu'il est question […]"

Aucun extrait, il va de soi, ne peut rendre l'ampleur de la palette de Lambert Schlechter. Il est l'incarnation de la phrase telle que cette dernière ne peut survivre qu'affranchie de tout et nourri d'encore plus. Qu'il décrive, disserte, raconte, ressasse, doute, dépiaute, c'est toujours la syntaxe qui, en lui, à travers lui, parle, à la façon d'un trait scandé par un inépuisable sismographe directement branché sur ses organes, gage pour nous d'inlassables vertiges. Parce que délicieusement sexuel, parce qu'impitoyablement mental, Schlechter devrait figurer sur tous les rayons consacrés à la parade sauvage – revenu de tout et du Harrar, Rimbaud lui aurait prêté sa soutane. Rares sont les écrivains inépuisables. Qu'il parle de ses crayons (qu'il taille comme des pipes édifiantes) ou de Beckett, qu'il songe à Kafka ou évoque la pivoine de Cervantès, constate que Cendrars meurt au même âge que Malherbe, parle du travail des massacreurs hutus,  s'envole dans les cols des Cévennes ou décroche Orion, son projet reste le même, et digne d'un Montaigne imprégné de Lascaux: dire sur quelle surface telle trace osa s'arrêter, et faire qu'en le lisant on comprenne qu'elle continue d'aller et venir, cette trace, comme si la pierre d'hier et le corps d'aujourd'hui n'étaient qu'une même matière, celle, labile et opiniâtre, de la page, cette stèle en forme de vague sans cesse recommencée.

Lambert Schlechter: voyez comme ce nom vous est déjà familier. Et si vous hésitez à vous lancer dans Le Murmure du Monde, 40 ans d'écriture, allez sur sa page wikipedia et prenez des notes, puis foncez chez votre libraire commander un titre. N'importe quel titre. Car tout est dans tout et le reste dans Télémaque.


jeudi 1 septembre 2022

Chacun de nos battements de cœur: Espitallier en rock et en chair


Au commencement était le rock et Jean-Michel Espitallier était son prophète, a-t-on envie de rapper après avoir refermé comme un étui de guitare son électrique Du rock, du punk, de la pop et du reste. Deux cents pages tout entières consacrées au rocher musical qui fit s'écarter les eaux mélodiques quelques paires d'années après la fin de la Seconde Guerre mondiale. "Consacrées", c'est bien le terme, tant l'enthousiasme d'Espitallier à génuflexer devant la scène – la cène? – où se démènent les guitar heroes, les no-futuriens et les divins scarabées relève de l'adoration. Mais s'il ne s'agissait que d'un panégyrique – parfois élégiaque, certes –, son livre ne serait qu'un de plus dans la grande anthologie du tchak-tchak-boum. C'est loin d'être le cas. Tout d'abord parce qu'Espitallier, en batteur-poète, ne sait pas écrire sans faire vibrer sa boîte rythmique intérieure, et qu'il pense et décrit l'émergence et les pérégrinations du rock comme on enchaîne les riffs. Ensuite, parce que son érudition et ses goûts, qui lui font aimer autant The Clash que Humble Pie, autant Black Sabbath que Pale Saints, fonctionnent non comme le marqueur d'un savoir hypertrophié mais comme le signe ébloui d'une passion en perpétuelle expansion. Plaisirs sur lesquels l'enfer se fonde, non?

Le rock, sa vie, son œuvre – et ses démons, aussi, ses chutes, ses coups bas, ses vires et voltantes extases, ses nus et ses morts, ses roux et ses combaluziers – mais surtout les traces mnésiques qu'il inscrit dans nos vies. Oui, car parler du rock – ou plutôt le faire parler, comme s'y emploie l'auteur – c'est surtout réinscrire son irruption et son influence dans nos vies. Le rock comme mesure de nos âges en fuite perpétuelle. Le rock comme gifle adolescente mais aussi comme poussée maturante, et nos élans comme calqués sur tel cri de strato, telle cataracte de gretsch.

Beatles ou Stones? Espitallier, lui, c'est les Beatlones et les Steatles, c'est Syd Power et Cat Vicious. Ce n'est pas qu'il aime tout, juste que ses oreilles, qui sont clairement les tympans de son cœur, refusent de se fermer à tout ce qui, peu ou prou, descend en torve ligne de quelques accords grattés un jour au bord du Mississippi. Il y a bien sûr, dans tous ces allers et retours au sein de la bruyante et magique parade, un peu de nostalgie. Mais que serait le rock sans la nostalgie? Espitallier le dit très bien: les groupes qui perdurent sacrifient leur longévité sur l'autel du souvenir. Ils jouent encore et encore pour nous rappeler que rien n'est perdu, même si tout finit en chanson et entre quatre planches. Le rock a toujours aimé les rappels. Corde raide et saut dans le vide. Escalade et mise à mort. Du haut du rocher, s'élancer comme on danse.

Gorgé d'anecdotes et de saynètes, aussi édifiant qu'émouvant, doté de listes longues comme un solo de Bonham et drôles comme une saillie de Lennon, Du rock, du punk, de la pop et du reste ne peut que devenir un vade-mecum indispensable à qui a passé son Bach et entendu l'appel du sergent Poivre. Ok boomer, dites-vous? Mais que celui qui n'a jamais traversé Abbey Road ou fait un peu de stage-diving en rêve se lance à lui-même la première pierre qui roule. Et puis Espitallier a lu Nietzsche, Deleuze, Lyotard et tous les poètes de la galaxie, alors suivez-le sans débrancher l'ampli, en angry young men and women sorti.e.s des cavernes du backstage pour s'avancer dans le soleil hyper-watté du dernier concert avant la fin du monde. "Le plus profond, c'est la peau", dit l'auteur en fin de volume, un volume qui va s'amenuisant dans une ultime litanie de noms de groupes et troubadours électriques.

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Jean-Michel Espitallier, Du rock, du punk, de la pop et du reste, essai, Pocket (en librairie le 8 septembre)