vendredi 18 mars 2022

En ma rivière tortueuse: la pierre jetée d'Ismaël Jude

Il arrive parfois qu’un écrivain sorte de ses gonds, je veux dire des gonds de la fiction, qu’il dégonde d’un geste rageur la porte bien huilée de sa fiction, et cherche à passer autrement, en force, afin d’affirmer une autre façon d’écrire le bouleversement qui le pousse à écrire. Grief, d’Ismaël Jude, est un de ces livres. Après Dancing with myself et Vivre dans le désordre, deux livres faussement légers, traîtreusement sages, Grief vient tout pulvériser, et pour cela s’appuie sur un autre livre, une autre histoire, s’appuie dessus pour la piétiner. Cet autre livre, c’est le recueil Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère, récit d’un « parricide » comme il est dit dans le dossier que consacra le philosophe Michel Foucault à cette affaire criminelle du XIXème siècle. La narratrice de Grief a un os dans la gorge et cet os n’est autre que ce mot de « parricide » – qui ne passe pas, car l’assassin Rivière a commis un matricide, un fratricide et un sororicide, et le fait d’emballer ces trois crimes dans le papier cadeau du père-pas-mort la rend folle. Une simple histoire de lexique ? Le lexique n’est jamais une histoire simple, et voilà la narratrice se réinventant en « jumelle supposée » de Pierre Rivière, la voilà venue venger sa race, et le faire dans sa langue à elle, en traversant – quasi en transperçant – d’autres récits de domestication féminine. « Ce n’est pas un journal intime c’est un putain de manuel de guerre » : c’est la note haute du livre, son cri raclé jeté aux faces de carême, son coup de serpe dans le non-dit. Mais pour dénoncer dépecer retourner le gant des choses – qu’elles soient rapportées, romancées ou archivées –, il convient de vicier la langue, et c’est là où Ismaël Jude fait preuve d’une audace ravageuse. Tour à tour goule, renarde, sorcière, tantôt plongée dans l’acide d’une rivière ( !) telle que la chanta Jean-Antoine de Baïf (le titre du roman de Jude a sa source dans un vers de Baïf : « Oiez d’une Ninfe éplorée / Un grief & lamentable chant »), tantôt côtoyant un poète-brigand de l’Zrabie préislamique qui la décapite, parce que
de temps en temps ça leur prend les hömmes nous coupent la tête s’ils nous décapitent c’est pour faire de la tëte une pierre privée de ce monde et du corps une figurine à leur disposition pour y fourrer leurs vergules
, tantôt aventurée dans une mille et deuxième nuit, ou les plis d’une cruelle métamorphose made in Ovide, celle qui parle et endosse mille destins contrariés, endosse et parle aussi la langue des récits qu’elle mutile, et le lecteur peut s’il le veut se plier aux jeux de l’intertextualité – des « sources citées » figurent en fin de volume – mais il est sans doute plus excitant de s’abandonner au flux capricieux de la phrase-Jude, qui mêle les registres, trouant de trémas et lacérant d’accent certaines lettres, afin de chanter d’autres amours que les ritournelles papa-maman. Le livre de Jude – ainsi nourri de légendes et de sangs divers – opère une mue poétique de grande incandescence. Un devenir-femme (ciao Foucault, hello Deleuze) s’est emparé non seulement du texte mais de la matière même des mots, et c’est au prix d’une scansion délirée qu’a lieu sous nos yeux le grand renversement, la mise à nu du verso, l’impérieux « coup de canif » au contrat narratif :
pour l’instant tout cela est dans le tapuscrit et je l’appelle : le minuscrit tout est dans le minuscrit le sacrifice que je vous destine […] ce sera en même temps ce sera d’un seul tenant ce sera simultané ce sera deux-en-un : l’acte-écrit […] une seule et même machine à tuer récit-meurtre : le geste et le texte (fucking fc himself)
Grief est bien plus qu’une ingénieuse réécriture de la confession de l’homme-rivière par le père-michel. Bien autre chose qu’une « pierre » de rivière roulée trop de fois dans des eaux philosophiques. Avec ce stupéfiant, cet insolent, ce ravageur Grief, Ismaël Jude brise-et-crée dans un même flux délirant une question exigeant réponse :
je me suis demandé ce que c’était que qu’être une femme j’ai creusé en mon être et j’ai trouvé la colère elle avait toujours été là
Après L’enfant de perdition de Pierre Chopinaud, après La semaine perpétuelle de Laura Vazquez, Grief montre une fois de plus qu’écrire ce n’est pas raconter mais dé-domestiquer la lecture – clouer le bec à l’homme-aux-livres et réveiller en soi la femme sauvage. ¬¬¬_____________________________________ Ismaël Jude, Grief, éd. Verticales, 12,50 euros

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