Il arrive parfois qu’un écrivain sorte de ses gonds, je veux dire des gonds de
la fiction, qu’il dégonde d’un geste rageur la porte bien huilée de sa fiction,
et cherche à passer autrement, en force, afin d’affirmer une autre façon
d’écrire le bouleversement qui le pousse à écrire. Grief, d’Ismaël Jude, est un
de ces livres. Après
Dancing with myself et
Vivre dans le désordre, deux livres
faussement légers, traîtreusement sages,
Grief vient tout pulvériser, et pour
cela s’appuie sur un autre livre, une autre histoire, s’appuie dessus pour la
piétiner. Cet autre livre, c’est le recueil M
oi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma
mère, ma sœur et mon frère, récit d’un « parricide » comme il est dit dans le
dossier que consacra le philosophe Michel Foucault à cette affaire criminelle du
XIXème siècle. La narratrice de Grief a un os dans la gorge et cet os n’est
autre que ce mot de « parricide » – qui ne passe pas, car l’assassin Rivière a
commis un matricide, un fratricide et un sororicide, et le fait d’emballer ces
trois crimes dans le papier cadeau du père-pas-mort la rend folle. Une simple
histoire de lexique ? Le lexique n’est jamais une histoire simple, et voilà la
narratrice se réinventant en « jumelle supposée » de Pierre Rivière, la voilà
venue venger sa race, et le faire dans sa langue à elle, en traversant – quasi
en transperçant – d’autres récits de domestication féminine.
« Ce n’est pas un journal intime c’est un putain de manuel de guerre » : c’est la note haute du
livre, son cri raclé jeté aux faces de carême, son coup de serpe dans le
non-dit. Mais pour dénoncer dépecer retourner le gant des choses – qu’elles
soient rapportées, romancées ou archivées –, il convient de vicier la langue, et
c’est là où Ismaël Jude fait preuve d’une audace ravageuse. Tour à tour goule,
renarde, sorcière, tantôt plongée dans l’acide d’une rivière ( !) telle que la
chanta Jean-Antoine de Baïf (le titre du roman de Jude a sa source dans un vers
de Baïf : « Oiez d’une Ninfe éplorée / Un grief & lamentable chant »), tantôt
côtoyant un poète-brigand de l’Zrabie préislamique qui la décapite, parce que
de temps en temps ça leur prend les hömmes nous coupent la tête
s’ils nous décapitent c’est pour faire de la tëte une pierre privée de ce monde
et du corps une figurine à leur disposition pour y fourrer leurs vergules
, tantôt aventurée dans une mille et deuxième nuit, ou les plis d’une cruelle
métamorphose made in Ovide, celle qui parle et endosse mille destins contrariés,
endosse et parle aussi la langue des récits qu’elle mutile, et le lecteur peut
s’il le veut se plier aux jeux de l’intertextualité – des « sources citées »
figurent en fin de volume – mais il est sans doute plus excitant de s’abandonner
au flux capricieux de la phrase-Jude, qui mêle les registres, trouant de trémas
et lacérant d’accent certaines lettres, afin de chanter d’autres amours que les
ritournelles papa-maman. Le livre de Jude – ainsi nourri de légendes et de sangs
divers – opère une mue poétique de grande incandescence. Un devenir-femme (ciao
Foucault, hello Deleuze) s’est emparé non seulement du texte mais de la matière
même des mots, et c’est au prix d’une scansion délirée qu’a lieu sous nos yeux
le grand renversement, la mise à nu du verso, l’impérieux « coup de canif » au
contrat narratif :
pour l’instant tout cela est dans le tapuscrit et je l’appelle : le minuscrit
tout est dans le minuscrit
le sacrifice que je vous destine […]
ce sera en même temps ce sera d’un seul tenant ce sera simultané ce sera
deux-en-un : l’acte-écrit […]
une seule et même machine à tuer
récit-meurtre : le geste et le texte (fucking fc himself)
Grief est bien plus qu’une ingénieuse réécriture de la confession de
l’homme-rivière par le père-michel. Bien autre chose qu’une « pierre » de
rivière roulée trop de fois dans des eaux philosophiques. Avec ce stupéfiant,
cet insolent, ce ravageur
Grief, Ismaël Jude brise-et-crée dans un même flux
délirant une question exigeant réponse :
je me suis demandé
ce que c’était que qu’être
une femme
j’ai creusé en mon être
et j’ai trouvé
la colère
elle avait toujours été là
Après
L’enfant de perdition de Pierre Chopinaud, après
La semaine perpétuelle de
Laura Vazquez,
Grief montre une fois de plus qu’écrire ce n’est pas raconter
mais dé-domestiquer la lecture – clouer le bec à l’homme-aux-livres et réveiller
en soi la femme sauvage.
¬¬¬_____________________________________ Ismaël Jude,
Grief, éd. Verticales, 12,50 euros
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