A lire le nouveau livre d'Eric Reinhardt, Comédies françaises, on a la gênante impression que l'art romanesque s'est arrêté en 1920, a dormi pendant cent ans d'un sommeil repu et légèrement hébété, puis, sans doute dérangé par un bruit de vaisselle inopiné, s'est réveillé pour reprendre son cours tranquille, sans trop lever le nez de l'assiette de son oreiller. Bien que né de la dernière pluie, et comme elle susceptible de tricoter quelques jolis arc en ciel dès que s'ébroue le soleil du style, Reinhardt sait à peu près tout faire avec une phrase, sauf bien sûr nous convaincre de sa nécessité. Il a le chic pour trousser des phrases brèves comme des alexandrins coupés en deux par une serpette poétique: "Dehors, la nuit, à peine." (p.19) Mais il sait aussi imiter les Inconnus et leur tube "Et vice versa" dans de longues séquences où le sens affamé se mord la queue en croyant se gratter la tête: "De la même façon, tout désir pour qui que ce fût du monde réel avait entièrement disparu, comme si sa libido lui avait été confisquée par l'évaporation de son inconnue, et par l'attente désormais illusoire de sa réapparition." Reinhardt aurait pu écrire: "Il ne bandait plus pour personne depuis qu'elle était partie et n'était pas prête de revenir", mais non, c'eût été trop facile, et il est quand même plus fanfreluchant d'imaginer qu'une évaporation puisse confisquer une libido, même si, d'un point de vue chimique, la chose est assez improbable.
Quand on n'a rien dire, et encore moins à écrire, le mieux est de pratiquer le délayage extensif. De mouliner ad nauseam. N'importe quelle situation (ouvrir une porte, s'asseoir sur un tabouret…) peut donner lieu à un passage anthologique pour peu qu'on fasse mousser la syntaxe. Evidemment, cela ne met pas à l'abri du ridicule, il est même possible que cela favorise sa pousse: "Il était resté invisible, aussi insignifiant que les zébrures d'un passage piéton. Et encore! Les zébrures, même si on ne les regarde pas, on les voit!" Ici, le point d'exclamation joue le rôle d'un coup de coude donné à soi-même, ce qui exige une certaine souplesse acrobatique, certes, mais donne l'impression d'un auteur qui se lâche, se relit, et se commente ironiquement pour faire passer la pilule de son inanité.
Pour Reinhardt, écrire consiste souvent à dire deux fois les choses, ce qui lui permet d'arriver à 476 pages, avantage non négligeable. "Saint-Maurice n'était pas seulement une ville très peu connue, dont généralement personne n'avait même jamais entendu parler […]" (p. 60). Un peu plus imaginatif qu'un Jean Dutourd, plus discrètement ampoulé qu'un Florian Zeller, sans doute travaillé par d'inavouées pulsions lagardo-michardiennes, Reinhardt sait attifer le banal pour le rendre plus seyant: "Aucun autre lieu que la salle de spectacle, à part peut-être le lit, le lit où l'on rêve, le lit où l'on fait l'amour, le lit où l'on accouche, le lit où l'on est malade et le lit où l'on meurt (mais dans le lit il n'y a pas d'art, juste de l'humain), aucun autre lieu que la salle de spectacle nous fait mieux saisir ce que c'est que la vie, que d'être en vie, que d'être un être humain […]." Et le lit où l'on fait des listes? Il aurait pu quand même mentionner le lit où l'on ronfle.
Ah, j'allais oublier les sensations. Pour l'auteur de Comédies françaises, la sensation est précieuse, car elle permet d'allonger la sauce à défaut de lui donner du goût: "La joie affluait dans sa gorge, et jusque dans sa bouche, en provenance de son plexus solaire embrasé, et imprégnait son haleine d'un arrière-goût de fraise, de fer brûlé, et de noisettes […]." Ah, remugle, que de crimes on commet en ton nom… Ceci dit, qu'espérer d'un personnage qui "vivait la queue de la comète de sa glaçante déréliction", qu'excite "la foudroyante instantanéité du rapprochement charnel" ? Qu'attendre d'un paragraphe qui commence par ce douteux octosyllabe: "Il faut faire savoir les choses."
Bref, si vous aimez les romans secoués par une irrépressible pulsion syntaxico-masturbatoire, si vous êtes en mesure de vous "laisser submerger par le désenchantement", si vous aussi trouvez qu'il n'y a rien "de plus poétique, dans une ville, que la rue, c'est-à-dire la distinction entre la voie et le trottoir", n'hésitez pas. Avec Reinhard, vous allez faire un sacré voyage au pays "des magnifiques remous de la vie". Allez, bonne chance!
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Eric Reinhardt, Comédies françaises, Gallimard, 22 € – à (dis)paraître le 20 août
Le premier qui trouve quel grand cru et de quel millésime possède "un arrière-goût de fraise, de fer brûlé, et de noisettes" a gagné une bouteille de Vichy, histoire de mieux digérer.
RépondreSupprimerJe plains Mr Maury qui doit se farcir 10 livres indigestes pour ,enfin , trouver parfois,par hasard, une bouteille de Vichy, cachée dans un recoin moins médiatique. Enfin, tout le monde doit bien vivre. Même alourdi . Soir et matin..
RépondreSupprimerUne bonne tranche de rigolade ! Merci Claro !
RépondreSupprimerEt encore, Claro a eu la bonté de ne pas évoquer la liste des spectacles...du caviar en tranche !
RépondreSupprimerD'accord avec vous. C'est une bouse qui m'est tombée des mains au bout d'une cinquantaine de pages. J'ai du mal à comprendre qu'un éditeur puisse publier ça. Et encore moins qu'il y ait des critiques qui encensent cette daube.
RépondreSupprimer:-))))))) ... jouissif, l'article, le livre de R., je pense que je vais passer mon chemin
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