Emmanuel Ruben a sûrement raison de vouloir défendre le statut des écrivains (dans une tribune parue dans le Libé du 29 mai), mais j’avoue que j'ai du mal à le suivre dans sa façon de s’y prendre. Non seulement parce qu’il est difficile, voire impossible, de regrouper sous une même bannière des gens qui écrivent des choses aussi différentes qu’un recueil de poèmes, une thèse sur les grenouilles et un manuel de brossage des ongles (ce que Pierre Jourde a très bien souligné dans une de ses récentes chroniques libres), mais surtout, et c’est là où je tique, parce que Ruben me semble user d'une rhétorique foireuse. Sa tribune s’adresse en effet à Macron, à son premier ministre et au ministre de la culture. Or que leur demande-t-il ? Ceci :
« Quel art et quelle littérature souhaitez-vous pour la France ? »
Excuse-me, mais je me fous de savoir quelle littérature veut le président et ses commis ! Toujours selon Ruben, il faudrait éviter d’en arriver à une « littérature de rentiers qui ne se préoccupent pas de leurs ventes et qui exercent l’écriture comme un hobby ? » Mais ça veut dire quoi ? Ça désigne qui ? Quelle frange des auteurs ? Le pire est à venir : quand Ruben demande à notre cher président ce qu’il veut (ou ne veut pas ?) :
« Voulez-vous d’un art exercé par des artistes qui cumulent plusieurs métiers – enseignant à gauche, répondant à droite à des commandes – et n’ont plus la force de se consacrer, le soir, à ce qui nous donne, à nous, Français, la joie de vivre et la force de penser ? »
On croit rêver, franchement. Déplorer qu’un écrivain ne puisse pas vivre de sa plume, passe encore, mais en faire le portrait d’un pauvre cumulard qui, quand le soleil se couche, est épuisé et ne peut que regarder l’inspiration lui dire bye-bye ? Ah, si Kafka avait pointé à Pôle Emploi, quels chefs-d’œuvre il aurait écrit, au lieu de s’user la santé à jouer les ronds de cuir ! Quiconque ressent la nécessité d’écrire sait qu’il doit s’arranger avec le réel. Et sait aussi que le temps et l’énergie d’écrire n’iront pas de soi. Soyons lucides : le fameux « il ou elle se consacre entièrement à l’écriture » qu’on trouve parfois au dos des livres est une sinistre farce. Aucun écrivain ne passe dix heures à sa machine sept jours sur sept, sauf s’il a des délais imposés ou juste des choses à dire (ou les deux). L’écriture exige du temps de non-écriture, d’autres pratiques d’écriture (la traduction, par exemple, ou la rédaction d’articles critiques…). C'est inquantifiable. On peut passer dix ans sur un roman et accoucher d'une bouse. Ou écrire un livre lumineux en six semaines. Mais pourquoi s’obstiner à demander à Macron ce qu’il veut ? Je cite :
« Voulez-vous des artistes et des auteurs qui refusent toute vie familiale et se sacrifient pour un métier qui les rémunère si mal ? »
Non mais oh ! personne n’oblige personne à avoir une vie familiale, encore moins à la sacrifier. Je suis de moins en moins Ruben dans sa rhétorique : « nous, Français », « la joie de vivre », « vie familiale »… Ah, tous ces hommes qui ont refusé la mort dans l'âme de torcher leur gamin pour terminer de trousser leur sonnet… Et en plus, nous dit-il, nous autres écrivains (c’est-à-dire, je suppose, lui, moi, Alexandre Jardin, Homère et Robert Mercier, l’auteur de Comment analyser les gens…), nous ne pouvons pas vivre aussi dignement que des intermittents ! Ben non. C'est comme ça. On ne fait pas le même métier. Mon temps n'est pas comptabilisable.
Mais ce n’est pas tout. Croire qu’aider les écrivains à mieux s’occuper de leur famille (et à écrire mieux et plus sereinement) permettrait de donner à « la France […] l’art et la littérature qu’elle mérite : des livres seraient meilleurs car les auteurs auraient le temps de les fignoler », ça veut dire quoi ? La littérature que mérite la France ? Le temps de fignoler ? Là, je me pince. On ne peut pas à la fois réclamer une amélioration du statut d’auteur et penser sincèrement que mieux rémunéré on écrive mieux, qui plus est pour faire plaisir à la mère-patrie ! Certains livres seraient mal écrits parce que leur auteur n'a pas eu le temps de les fignoler? Ouf! Enfin une explication cool. Je comprends mieux mon impression à la lecture de certains romans, maintenant.
Je suis d’accord pour qu'un auteur touche un pourcentage décent sur les revenus perçus lors de la vente d’un livre: ça tombe sous le sens. Quant aux aides, elles existent, et le CNL fait ce qu’il peut, franchement. Et je ne parle pas des résidences d’auteur et autres opportunités. Mais est-il besoin de faire miroiter à un président et deux ministres une aura first-class comme celle que leur propose Ruben en fin de tribune :
« En 2021, il vous appartiendra de devenir les nouveaux Protecteurs des Arts et des Lettres et de graver vos noms vis-à-vis de ceux de Charlemagne, François Ier, André Malraux ou Jack Lang. »
C’est de l’humour, j’ose espérer… De Charlemagne à Macron : ou comment sauver la littérature ! Mieux fignoler pour mieux écrire ? Un peu de sérieux…
Je ne suis pas en train de défendre je ne sais quel statut de l’écrivain maudit, mais peut-être appartient-il, dans une faible mesure du moins, à l’écrivain de ne pas trop faire de courbettes devant le pouvoir, de ne pas lui demander quelles œuvres il attend, de ne pas écrire pour la France, etc. Peut-être devons-nous même espérer ne pas devenir ni nous prendre pour des représentants de la littérature, d'autant plus que nous ne faisons pas tous le même métier (désolé…) ? Une fois de plus, je le précise : le « combat » que mène Emmanuel Ruben (et les co-signataires de sa tribune) part sans doute d’un agacement légitime. Oui, c’est sans doute vrai, écrire des livres qui se vendent peu rapporte peu. Oui, c’est possible, si on travaille le jour, le soir on est fatigué. Oui, c’est imaginable, quand on a des enfants, on a moins de temps pour fignoler un paragraphe que la France mérite. Oui, c’est vrai, écrire ce post sur mon blog ne me rapporte rien, c'est vraiment injuste, mais je doute sincèrement que promettre à Macron qu’il verra un jour son nom gravé à côté de celui de Charlemagne boostera mes ventes ou m’empêchera de rater une page sur deux quand j’écris.
Au début de sa tribune, Ruben cite Primo Levi : « Comme toute autre activité utile, écrire mérite salaire. » A mon tour de citer Levi :
« Nous devons bien peser notre décision avant de déléguer à quelqu’un d’autre le pouvoir de juger et de vouloir à notre place.