Les grands livres de poésie sont comme des manuels de survie, écrits pour dissuader la mort, ou l'inviter à pactiser avec la langue le temps d'une obstinée et continue déflagration. Tel est Tridents, somme non pas théologique mais assurément prolifique, rassemblant près de quatre mille "tridents" écrits par Jacques Roubaud, soit des poèmes de trois vers, treize syllabes en tout (5/3/5), avec un "pivot" au centre permettant d'articuler ce mini-hakaï. Roubaud s'y consacre depuis deux fois dix ans, et une sensation vertigineuse (et centripète) se dégage assez vite de la lecture de ce livre dont la masse – près de 1000 pages – semble contredire (au sens de contre-chanter…) le minimalisme de l'unité choisie.
Quatre mille fois trois courts vers: comment le lecteur poétique va-t-il s'y perdre et s'y retrouver? On est comme sous une pluie d'intensités, ou plutôt comme "dans" une pluie d'intensités, on y nage et on court, on s'y arrête et on s'y retourne. L'œil n'a d'autre choix que de faire des choix, c'est-à-dire de se poser en papillon là où telle couleur l'attire – ce peut-être le titre d'un trident: "rue Erard, 20 août 2007", parce qu'une rue du XIIème arrondissement de Paris est un centre universel comme un autre; ce peut-être un mot : "désesmerando", un nom propre: "Laurel et Hardy", une ponctuation : "l'eau, regardant, noire"… L'œil fait corps avec le lu, brièvement, fortement.
Certains livres, parce qu'ils ont quelque chose d'une machine célibataire, nous invitent à en inventer la lecture, le mode de lecture. Passé le vertige premier, né de l'infiniment petit porté à la puissance maximale d'un volume, on s'y promène (importance de la déambulation chez Roubaud…). On fait alors ce que fait tout chercheur d'or que même le sable envoûte: on guette l'éclat d'une révélation, le détour d'une épiphanie, l'œil noir d'un mystère. Le trident est si bref, c'est une fourchette sensible qu'on saisit et plante aussitôt dans l'instant ramassé de la lecture. Il contient en lui un léger mouvement de va-et-vient, comme une algue qui tente un repli, comme un geste qui se retourne sur son élan:
œil
dans l'angle vif, herbe
⊗siffle l'herbe
salive ruisseau
Le trident est aussi, on s'en doute, un memento mori, un revenant récalcitrant – "des morts épuisants / fournisseurs / d'ombre irrespirable" –, chargé de souvenirs-douleurs – "je mendiai d'un / écho, une / preuve de sa voix". Serti, on l'a dit, d'un point pivotal, qui articule le dit autant qu'il l'aide à bifurquer: "marquer en ce signe / le moment / où change le sens". Ici, l'art poétique est disséminé, dispersé à l'état quasi particulaire, mais l'effet n'en est pas moins sismique, et si souvent l'humour est une présence, si lieux et langues et personnes pétillent en tous sens à chaque page, le trajet nécessairement aléatoire qu'empruntera en le créant tout lecteur aura pour conséquence l'habitation d'une presque galaxie.
La plongée dans Tridents est une expérience où souffle et sens nous engagent à nous dissoudre progressivement dans une lecture qui, pour être parcellaire, n'en est pas moins globale, de par la foule de sensations qu'elle génère. Le silence y est célébré autant qu'incarné ("pas un bruit pas une / secousse / de la mer distraite"), afin qu'y erre, diffracté mais tenace, le corps incombustible de Roubaud-poète. On peut saisir chaque trident entre ses lèvres et souffler dessus, puis laisser s'éloigner son pollen magique. On peut aussi le gober, le malaxer, le cacher. Journal intime d'une pensée inlassablement rythmée, élégie généreuse, histoire de la poésie ramifiée par elle-même… Tridents est le bruissement de la langue porté à sa plus bouleversante incandescence: "le monde déjà / saisi, c'est / cela, être seul".
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Jacques Roubaud, Tridents, Nous (2019)
Quand deux de mes littérateurs préférés se rencontrent.
RépondreSupprimerTrès touché, vraiment très touché de cette lecture aigue et généreuse.
RépondreSupprimerjacques Roubaud