mardi 14 janvier 2020

Ethique de la chasse : la défense Matzneff

L'affaire Matzneff a ceci d'intéressant qu'elle permet d'entendre divers propos ici et là qui tous révèlent une peur viscérale, une inquiétude dans l'air du temps: la crainte de voir réduite la liberté d'expression, la crainte de laisser la littérature subir les foudres de la morale. C'est assez intéressant, dans la mesure où ici la liberté revendiquée est plutôt du côté des "coupables" (qu'on espère responsables) et la morale renvoyée dans le camp d'on ne sait quels censeurs ou pères-la-pudeur – alors que si liberté de parole il y a, il vaudrait mieux la chercher du côté des victimes, qui n'auraient sans doute jamais trouvé d'éditeur ou de plateforme pour publier et dire ce qu'elles ont à dire il y a quelques années… Bizarrement, chaque fois qu'une victime prend la parole, plane sur elle le soupçon de la vengeance. Cette entourloupe systémique ne date pas d'hier, on le sait.

En lisant la "défense" que fait Dominique Fernandez de Matzneff dans une tribune publiée ce jour par le journal Le Monde, on est en droit de s'interroger sur certains points qu'il soulève. Bien sûr, on peut comprendre qu'il trouve détestable toute forme d'acharnement sur un vieil homme apparemment rangé des voitures, comme on dit (gare aux coups de frein, hein). Bien sûr, on peut comprendre qu'il soit salutaire de fustiger la bonne conscience de certains, dont les revirements éthiques paraissent plutôt subits et récents (le coup de la prise de conscience?). Mais enfin, dans ce cas, pourquoi user d'arguments entièrement hors de propos. Libre à Dominique Fernandez de comparer le ministre de la Culture (ou de l'inculture, comme il le dit) au procureur impérial Ernest Pinard, mais en revanche on voit mal ce que peut apporter une comparaison, ou un rapprochement, entre Flaubert et Matzneff (ou Baudelaire et Matzneff), ces deux écrivains du XIXème siècle ayant subi les foudres de la justice et de la morale bourgeoise pour atteinte aux bonnes mœurs. Quel rapport entre la scène de la calèche dans Madame Bovary et le tourisme sexuel aux Philippines? Quel rapport entre une scène adultère  décrite dans un roman et des actes criminels réels rapportés dans un récit autobiographique ? L'homme et l'œuvre? Débat intéressant, mais peut-être moins que celui de la responsabilité et de l'impunité.

Surtout, il y a dans la terminologie employée par l'auteur de cette tribune un fil rouge qui ne passe pas. "Hallali", "coup de grâce", un homme "traqué", "coup de trompette", "haro", "lynché", "curée". Les personnes abusées par des prédateurs apprécieront de voir que l'ogre finit toujours par être comparé à une biche aux abois… Et puis, cerise aigre sur l'hypocrite gâteau, il y a cette utilisation, de plus en plus systématique, de l'expression "chasse aux sorcières". En ces temps où de nombreuses féministes recourent à la figure de la sorcière comme métaphore dynamique, il est amusant (?) de noter que chaque fois que des hommes reprennent cette expression, c'est pour désigner… d'autres hommes. Il ne leur vient jamais à l'idée de parler de "chasse aux sorciers"… Pourquoi? Ma foi, il serait bon qu'ils se posent la question. Je ne doute pas que la réponse leur fasse de l'effet.

5 commentaires:

  1. J'ai effectivement vu passer un jour une remarque pertinente, complétant celle en fin de ce billet : comme les dominants (blancs, hommes) n'ont jamais vécu ce genre de choses, ils ont recours à des expressions se référant à des violences subies par les personnes dominées (femmes, noirs) : chasse aux sorcières, lynchage. Il n'y a pas de vocabulaire spécifique pour eux.

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  2. Si, si, il y a bien des expressions : fin des privilèges, échafaud, tribunal populaire, guillotine. C'est par ces mots, proprement révolutionnaires, qu'on évoque dans notre langue les totems qu'on abat, les trônes qu'on renverse. Pas sûr que les aristocrates des lettres ou de la culture en général aiment à se comparer aux tyrans renversés par le peuple.

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  3. Merci Claro.
    Pour le post, les tweets, tout.
    D.

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  4. Ce qui est assez plaisant dans cette histoire, c'est que ses éditeurs semblent soudain réaliser qu'ils n'avaient pas lu leur auteur et sonnent la débâcle avec beaucoup de retard. Or, tout le monde savait depuis fort longtemps qui était ce vieux mondain, même moi qui n'en presque pas lu une ligne.

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