Les murs, base de données? Jamais le substantif "données" n'aura aussi bien convenu, car ce sont bel et bien des "paroles données" qu'affichent les murs et autres supports urbains. On peut bien entendu remonter à l'âge des cavernes, mais dans le cas qui nous intéresse, l'âge des pavés suffira, et c'est donc à partir de 1968 qu'Yves Pagès entame son patient (quoique fiévreux) recensement des graffiti, ou plutôt de ce qu'il nomme des "aphorismes urbains" dans Tiens, ils ont repeint ! (éd. La Découverte). Mai 68, pourtant, n'est ici qu'un prélude, et tout l'intérêt de la monumentale compilation que nous livre l'auteur consiste à s'aventurer dans l'après-68, en des lieux très divers, et ce jusqu'à notre jour d'hui le plus récent. Il s'agit donc, pour l'auteur de Petites natures mortes au travail, de
"faire le lien entre le renouveau du graffitisme contemporain et l'effervescence scripturale des seventies, mettre au jour une continuité, fût-elle en pointillé."
Loin d'être une énième anthologie des murs bavards, 50 d'aphorismes urbains de 1968 à nos jours, de par son amplitude historique et géographique, peut se lire tour à tour comme le grand récit fragmentaire de la contestation, les métamorphoses des rhétoriques à l'arrache, les traces inspirées d'un désir d'émancipation, les échos du street-art naissant… Non pas un "mental mapping", mais plutôt une "caisse de dissonance", comme le rappelle Pagès dans le texte qui clôt le volume, texte intitulé "Quand le langage passe à l'acte".
Impossible de procéder à une classification (thématique, orthographique, grammaticale, séditieuse…) de ces milliers de "phrases" inscrites, souvent de façon éphémère, sur les murs du monde. Le lecteur, cependant, y trouvera la confirmation d'une langue capable d'exister également de façon instinctive, impulsive, et ce dans une perpétuelle oscillation entre le potache et le philosophique, et se jouer sans cesse des modes d'injonction (l'ordre se mâtine d'absurde ou s'entache de paradoxe pour gagner en subtilité), lorgner du côté du dénuement ou au contraire fricoter avec le baroque. Bien que souvent gravé dans l'instant, ces inscriptions du quotidien échappent souvent à l'anecdotique en ce qu'elles font la part belle à l'humour, l'ironie, l'insolence.
L'anonymat libérateur de ces aphorismes fait que le lecteur de ces aphorismes devient à son tout, le temps fulgurant de leur lecture, leur auteur putatif. Ici, lire et écrire s'épousent comme dans un jeu de buvard voleur. Non seulement le cadavre est exquis mais il est contagieux. A chacun de se trouver sa devise précaire (au sens social) dans ces intempestifs analectes;
Ceci n'est pas une rue / J'ai vos dents / Nous étions tranquilles et plouf / Qui c'est caddie? / L'homme descend du songe / Occupe-toi de tes enfers / Le fil du rasoir est bien étroit / recherche sur les lèvres / Le sang coule depuis toujours / Pestacle = Crève / Au moins bonjour / le vrai est un moment du feu / RSA pride / bic et nunc / avoir le premier geste, pas le dernier mot —
"La demeure du chaos n'a pas besoin de permis de construire", ainsi qu'on pouvait le lire le 3 janvier 2008 sur un mur de Saint-Romain-au-Mont-d'Or (Rhônes-Alpes). On aurait du mal à trouver plus bel exergue au livre de Pagès.
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Yves Pagès, Tiens, ils ont repeint! 50 ans d'aphorismes urbains de 1968 à nos jours (en complicité graphique avec Philippe Bretelle), éd. La Découverte, 19 €
puisque Salam le chat est revenu...
RépondreSupprimerce mot dans Conrad Aiken dans « Au dessus de l’Abysse » traduit par Patrick Repusseau (1994, Le Mercure de France, 456 p.) (relu alors que "Le Grand Cercle" du même vient de paraître traduit par Joëlle Naïm (2017, La Barque, 320 p.)
« Mon père sifflait la Lorelei au chat ; il prétendait que la Lorelei, sifflée lentement, rendait les chats furieux ».
M'enfin (comme dirait Gaston) Jean-Louis, Salam est une chatte, pas un chat !
SupprimerJules
jusqu'où l'écriture inclusive ne va t'elle pas se loger !!!!
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