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C’est un dispositif particulier :
un texte signé Joseph Andras, l’auteur de De
nos frères blessés, publié l’an dernier, mis en voix et en musique par le
rappeur et slammeur D’ de Kabal (et le collectif TRIO•SKYZO•PHONY). Le texte en
question s’intitule S’il ne restait qu’un
chien, et donne à entendre la voix du port du Havre. Faire parler une
ville, ou un pays, une entité géographique est un exercice toujours périlleux,
car l’inéluctable anthropomorphisme inhérent à ce type de traitement littéraire
peut faire basculer le texte dans l’élégiaque facile. Mais le lyrisme forgé ici
par Joseph Andras, un lyrisme cru, acéré, est si profondément ancré dans la
mémoire concrète des lieux qu’il parvient à faire du port du Havre non
seulement un être de chair et de sang, d’eau et de pierre, mais également un
témoin fiévreux, inquiet, le puissant résonateur d’une longue histoire de
commerce et d’asservissement, vieille de cinq ans au moins.
Comblé par la mer, le port est
pris sans cesse d’assaut par l’armée des insatisfaits, ceux « qui savent
la poudre, les comptoirs et les banques bien davantage ». Il assiste, muet
mais outré, à la mise aux fers des esclaves africains, et ici la poétique s’arme
de précision, elle ne peint plus mais détaille, rend le grain, travaille la pâte
dolente :
« je les entends
je mes entends ces ouvre-bouches enfoncés pour nourrir par la force les réfractaires
préférant de faim crever
au futur rêve améficain
et le gruau glissait dans l’œsophage
et le grua gavant la panse de l’esclave
et les messieurs saluaient le commerce profitable
les retours sur investissement
les débouchés, les atouts du marché
les ratios bénéfices nets »
En brèves séquences comme autant
de vagues venant se briser contre la réalité marchande, le texte d’Andras, porté
par une violence lucide plus proche de Vallès que de Cendrars, met à nu les
différentes stases qui ont fait du port du Havre un organisme-enjeu. Il égrène
les matières qui l’ont traversé, enrichi – « le gypse et les engrais, l’asphalte
et le coton, les boissons distillés, la houille et les huiles de pétrole, le caoutchouc,
l’acier, les tôles planes et les rails »… – mais ravive surtout l’image du
« spectre », qui est la manifestation de cette figure chère à Andras :
le réfractaire. Ce mot, qui évoque la brique, la chaleur, un des nombreux noms
de l’insurgé, du damné de la terre. Il recouvre l’invisible communauté des
hommes
« qui ne parlaient plus du monde pour le soumettre et le vendre au détail, non, ils n’utilisaient plus leur langue pour tourner des nombres en croyant faire des phrases, non, ils parlaient de l’orgueil des nations et des exploités d’ici et d’ailleurs, des territoires froncés sous la cravache du négoce et des missionnaires »,
des hommes qui, sous la plume de
l’auteur, acquièrent soudain, même brièvement, un nom, une silhouette, une
voix, même si la guerre, une fois, deux fois, s’occupe à les broyer et à
remplir les poches des armateurs. La « chair décousue » du Havre, il
s’en trouve alors pour la « panser », certains avec amour, d’autres
pour « optimiser les flux ».
« C’était hier, c’était
demain », scande la voix du Havre par la bouche tantôt écartelée, tantôt muselée,
de son port. Nous sommes par 49° 29’ N, 0° 06 E. Nous sommes en 1500 et
quelques, nous sommes en 2016. D’abord les pelles et les pioches, puis les
marchandises, les corvéables, encore et encore, et les machines, et les obus,
et de nouveau les machines, et toujours les « demandes actuelles du marché ».
Contre – à la fois proche et réfractaire, donc –, Joseph Andras fait du port du
Havre un bateau ivre cloué au poteau du profit, mais qui secoue sans cesse ses
chaînes et dont la mémoire peut, à tout moment, s’emporter, l’emporter. Nous
transporter.
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Joseph d’Andras (et D’ de Kabal),
S’il ne restait qu’un chien, CD inclus 52’25’’, éditions Actes Sud, 19 €
PS : Je parle ici exclusivement du texte et ne dit rien du disque
qui l’accompagne, lequel exigerait un billet à lui seul, cela va de soi.
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