(Femme assise sur la plage, Picasso) |
A lire Jane Sautière, on sent
bien combien sa voix, rare, vient étoffer d’autres plus prolixes, celles de
Duras, d’Annie Ernaux, de Marie-Hélène Lafon, pour ne citer qu’elles. Pourtant,
son écriture est de celles qui ont à jamais, elles aussi, fait le deuil du
superflu. Une écriture au vif, aux cadences discrètes, éprise à intensités
égales du limpide et de la roche, aimant les torsions, les flexions, travaillant
tantôt au ciseau, tantôt au pouce, modelant, recommençant.
Nullipare, paru en 2008, est un livre tout en orbes, fonctionnant
par inspirations concentriques. Au centre, il y a ce mot – nullipare –, qui
désigne médicalement la femme qui n’a pas eu d’enfants, un mot qu’un radiologue
accole un jour à l’auteure. Le mot a quelque chose de définitif, non seulement
en ce qu’il définit, mais aussi parce qu’il sonne comme un constat, une
sentence. Un mot inventé, bien sûr, par des hommes, pour désigner certaines
femmes, un terme dispensé d’emblée de se chercher un équivalent masculin. Jane
Sautière décide alors d’« interroger l’ahurissant mystère de ne pas avoir
eu d’enfant ». Pour cela, il convient d’élargir le cercle de l’interrogation,
de l’aider à s’épanouir autour de ce « zéro », cet « inconnu »,
cette absence.
Le mot de nullipare s’estompe
alors pour laisser apparaître les mots : nulle part. Avant que d’être ici,
nous sommes cet ici. Jeanne Sautière effeuille donc les différents lieux où
elle a vécu : Téhéran, Franconville, La Garennes-Colombes, Phnom Penh,
Paris, Alger, Beyrouth… Le lieu est lié à la naissance, il colle ensuite à l’enfance,
s’accroche à l’adolescence, puis nous laissons l’âge adulte le traverser ou l’occuper.
Mais le lieu de naissance, lui, est lieu de langue, il est nourricier,
fondateur de légendes. Le persan, le breton : deux langues effleurées par
l’auteure, qui a pris le parti de l’étranger, du lointain, du dissemblable.
Nulle part : un bouquet de lieux dont on emporte partout le parfum. Nulle
part : comme la promesse de ne rien engendrer.
Après le désapprentissage des
lieux, vient la découverte du verbe. Mais là encore, l’écriture ne cherche pas à
pallier l’absence d’enfants :
« Il n’y a pas de substitution possible. Ce n’est pas parce que je n’ai pas eu d’enfants que j’écris, mais c’est avec cet élément-là parmi d’autres, plus ténus et peut-être plus actifs. »
L’écriture est déjà dans l’aventure
du corps, il participe de l’incarnation.
Le cercle s’élargit encore, et c’est
la mère de l’auteure qui se met à tourner dans le texte. Une est mère qui est née
quand son père est mot, a donné la vie quand sa mère est morte, une mère qui a
perdu deux enfants avant d’accoucher de l’auteure. Jane Sautière sait qu’elle
est
« née de l’horreur de désirer et la vie et donner la vie lorsqu’on a, apocalypse de la faute, survécu à la mort de ses enfants. »
Donner la vie, mais en sachant qu’on
invite ainsi la mort, à trouble échéance. Mais aussi : entrer dans un « processus
particulier », auquel on peut donner le nom fermé de « deuil »,
sachant que c’est ici « le deuil de ce qui n’a pas eu lieu, être mère ».
Passage magnifique où Jane Sautière ébauche un jeu de miroirs entre la « nullipare »
et la Vierge, « vierge du vivant disparu ».
Plutôt que mère, l’auteure
préférait, petite, être cheval. Oui, plutôt cheval, connaître « la
condition de la bête ». Et surtout : ne pas vivre dans le manque ou
le regret, même s’il faut vivre à l’intérieure d’un manque, à l’ombre d’un
regret. Il y a tant de façons, nous dit Jane Sautière, d’avoir des fils, sans
pour autant « jouer à la mère ». De connaître, aussi, « la
persistance de la mort des enfants ».
Le dernier cercle, c’est l’aujourd’hui,
l’acceptation du corps présent, qui n’a pas enfanté, n’est plus enfant, ne sera
jamais mère. « Mille cinq cent soixante fois mes règles », puis « rien ».
Mais pas « pour rien » :
« Je ne peux pas dire, cela : ‘pour rien’, ce n’est pas pour rien. C’est devenu, tout cela, quelque chose qu’il fallait vivre pour la chose elle-même, l’amour pour l’amour, le désir pour le désir, un déplacement de la fonctionnalité au profit de quoi ? oui, de quoi ? De quelque chose sans profit, sans dépassement qui ne s’appelle pas rien. Une immanence finalement. »
J’ai dit : le dernier
cercle. Pas tout à fait. Le livre de Jane Sautière s’élargit encore sur la fin,
il débouche sur une « plage immense », « dans une lumière de fin
du monde », où il est encore possible, à la faveur d’un dénuement
réinventé, de s’offrir en corps, encore :
« dans un présent indépassable, non pas tous les temps, mais ce temps-là, celui d’un moment, un présent non pas éternel (pas de présent sans la conscience de la mort), mais le présent mortel de la vie."
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Jane Sautière, Nullipare, éd. Verticales, 12,90€
C'est une très belle lecture du texte de Jane, ces cercles autour d'un nulle part. J'espère squ'elle donnera désir à vos lecteurs de découvrir cette oeuvre magnifique.
RépondreSupprimerMerci
Oui, mission accomplie.
SupprimerMerci Claro pour cette découverte !
RépondreSupprimer"à l'intérieure", petite lettre en trop dans ce post, mais en même temps, pas du tout en trop, et j'espère que ce ne sera pas corrigé.
RépondreSupprimerMerci Claro, d'aborder dans ce blog tant de sujets, d'écritures, de vies, pas de loin, pas d'en haut, pas de façon détachée.
D.