jeudi 29 décembre 2016
mercredi 28 décembre 2016
samedi 17 décembre 2016
Deux maux et le compte est bon
De quoi souffre notre littérature? Quels sont ses deux ennemis (les ennemis vont toujours par deux…)? A ces questions, un écrivain a récemment répondu, et très clairement. La menace vient "du déferlement des best-sellers anglo-saxons et de l'auto-fiction névrotique parisienne". Oui, c'est Andreï Makine qui le dit. Avec passion. Peut-être a-t-il même raison. Peut-être faudrait-il ne traduire que des livres anglo-saxons qui se vendent mal et ne publier que de l'auto-fiction névrotique provinciale, ou de l'auto-fiction parisienne psychiquement équilibrée… Le problème, c'est que ce genre de propos paraît presque risible quand il est proféré en habit vert d'académicien confectionné par Armani, et qu'il s'adresse à des pointures comme Xavier Darcos, Alain Finkielkraut, Marc Lambron, Jean-Marie Rouart, Michel Déon, Max Gallo, Valéry Giscard d'Estaing, etc. On a presque envie, après ça, d'aller lire un best-seller névrotique auto-saxon et anglo-parisien à la terrasse d'un Flunch. Mais bon, comme l'a dit Dominique Fernandez lors de l'intronisation de Makine sous la Coupole, ce qu'on sent surtout chez ce pourfendeur des névroses littéraires, c'est le "charme russe". Ainsi paré, on est tranquille: pas de risque de sombrer dans le cliché. Ouf. Vive la langue française, vive l'âme russe et vive Armani!
jeudi 15 décembre 2016
Un éléphant en forme de colifichet
Pareil aux
pyramides d’Egypte, le roman croit encore qu’il lui suffit de
dresser sa tente de pierre dans le désert de notre écoute pour qu’on contemple,
depuis sa cime pourtant impropre à la position assise, les vastes paysages qui
ne parlent plus. Nulle crainte là-dessus : Le roman est un véhicule qui
continuera de rouler même quand il n’y aura plus de route, il lui suffira
d’imiter le bruit du moteur et celui du vent dans les arbres abattus en
gonflant les joues de ses chapitres. Le roman est un roc de carton-pâte, et
certains aiment à le pousser en haut de la montagne pour mieux le voir rouler
dans la vallée sans faire de bruits – et tant pis s’il finit sa course dans le
lac des banalités communes. Le roman est notre joyeux badaboum, notre amusant
tralala, la pataugeoire de nos modernes ennuis. C’est un éléphant en forme de
colifichet, ou le contraire, on ne sait trop, bref un monstre sorti de la
brousse qui barrit dans l’interphone en suçant des dragées. S’il lui arrive de
croiser la poésie, il oublie souvent de la saluer, la prenant à tort pour un
oiseau ou un rostre, alors qu’elle a huit pattes et le regard aigu du
tisserand. Il rime avec lui-même en une discordance à jamais décomplexée.
Mais la
poésie, qui prend le langage pour argent mécontent et le dépense à nos frais,
n’aura eu de cesse – nous le savons, l’oublions, le savons – de se faire et se
défaire, parce que plus ancienne, parce que plus instable. Certes, elle aussi a
baigné dans le charnier des épopées, elle aussi a conté autant que chanté, mais
elle en est ressortie trempée du cauchemar du dire ainsi qu’un acier épris de
rouille. Elle a toujours préféré être la lame plutôt que le manche, histoire de
rester insaisissable, car trancher est sa grande affaire, tandis que le roman,
lui, passe ses après-midi pluvieuses à faire des nœuds de tout et de rien dans
le salon de la complaisance.
Les corsets
que la poésie a pris coutume de serrer sur son abdomen d’abeille, les longs
voiles dont elle a joui comme si c’étaient des rideaux qu’il suffisait
d’écarter pour qu’on admire sa transparence de feu, les chaînes dont elle s’est
parée afin de jouer les hercules de foire en tutu – tout cela a fini remisé dans
les coulisses d’un théâtre, le théâtre de la tradition. Or les traditions,
comme les fleurs dont on étouffe les morts, sont périssables. Le vers,
longtemps en petit et grand apparat, a su se libérer à temps des contraintes
métronomiques pour mieux ramper dans les tranchées de 14, monter à bord du
Transsibérien et singer la fête nucléaire.
La poésie
est une flèche qui prend pour cible la vibration même de l’arc. Le roman, lui,
a d’abord été charrette, puis locomotive, c’est aujourd’hui une promotion et un
sac à dos, on le porte en guise de coquille sans se formaliser du boulevard
baveux qu’il laisse derrière lui. Il fanfaronne, sifflote, tambouille sa popote,
fait claquer sa culasse et tire au flanc. Il se rend au supermarché des
émotions comme dans un bordel, étend ses calques vitreux sur les vieux livres
d’histoire, s’assoit devant l’âtre et compare les bûches à des crocodiles, et
les flammes à des lianes – regardez-le tisonner son propre reflets dans la
cendre, c’en est presque émouvant. Le roman est une aubaine, une barrique à
malices, c’est un géant d’un mètre soixante et onze qui vous donne l’accolade
en vous faisant les poches, qui se déguise en gondolier pour vous faire croire
que Venise est partout, et chie des miroirs pour renforcer l’impression de
profondeur qu’il dégage. Fardé comme une brute, il a de quoi tenir bon jusqu’au
soir, et vous donne du fil à retordre comme si vous étiez la reine des brodeuses
abruties.
Mais la
poésie, elle, dont nous serions bien incapable de donner la moindre définition,
dont la définition même est une hérésie, est la sœur de cette charogne décrite
par Baudelaire au détour d’une strophe qui est aussi un chemin : à la fois
vive et inerte, se nourrissant de ce qui la dévore, tour à tour ignoble et
splendide, comme il se doit aux révélations qui ne sauvent de rien. A jamais
déserteuse, et sans doute désertée, parce qu’ayant compris et accepté que le
désert, en elle et autour d’elle, croît, elle n’en finit pas d'ourdir à l’écart
de l’ombre du roman, cet effaré satisfait.
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Photo: Salam sphinxé devant l'HP.
mercredi 14 décembre 2016
D'une machine célibataire l'autre…
Dans sa préface à son recueil de traductions – Imitations – le poète Robert Lowell explique qu'il a travaillé avec la pensée suivante à l'esprit: traduire comme si les poètes qu'il traduisait écrivaient en américain aujourd'hui. Bien sûr, Lowell ne cherchait pas à dire qu'il imaginait Rimbaud débarquer dans les années 60 ou Villon arpentant la Cinquième Avenue. Non, son idée était de laisser une nouvelle "chance" au poème en lui permettant de s'écrire de nouveau dans une autre langue. Certes, Lowell prend des libertés, il retranche, ajoute, déforme, contourne, et ne s'en cache d'ailleurs pas. Mais retenons cette idée d'un poème qui se récrit.
Quand on traduit, on entend beaucoup de choses, des rafales de sens, des séismes sonores, des grincements de grands écarts syntaxiques, etc, mais on entend également autre chose: on entend la poussée de sa propre langue sous la surface de la langue autre, comme si l'étranger, se sentant désiré, consentait à une forme de fermentation, et laissait ses glucides linguistiques se transformer. Les langues n'ont pas d'âme, mais elles partagent souvent une longue histoire de domination et de bâtardise qui leur permet d'échanger des signaux, elles ont évolué à force de collusion, de rapt, d'accouplements; elles se savent poreuses. La traduction permet non seulement de libérer les forces métamorphiques du texte de départ, mais de le considérer également comme, précisément, un départ. La traduction apprend à s'élancer, à partir, quitter. Plutôt que d'être un simple "adieu", la traduction transforme la séparation (un texte nouveau quitte l'ancien) en transmission, au sens technique, un transfert de l'énergie métrique d'un texte vers un organe utilisateur. D'une machine célibataire l'autre…
lundi 5 décembre 2016
Entre ici, Alexandre Jardin !
Je comptais ne pas reprendre ce blog avant au moins la semaine prochaine, quand j'apprends avec stupeur qu'Alexandre Jardin a décidé de présenter sa candidature à la présidentielle. Au vu des œuvres commises par nos précédents présidents, on se dit qu'il a toutes ses chances, aussi aimerais-je ici revenir sur mes jugements un peu durs envers ses romans.
J'ai sans doute cédé à la jalousie, été motivé par une détestable aigreur, née de mon peu de succès auprès du lectorat. Aveuglé, je me suis avili en souillant l'œuvre de Jardin, sans parvenir à en voir les beautés et fulgurances. Je présente à l'auteur du Zèbre toutes mes plus plates excuses. Si jamais il advenait qu'Alexandre Jardin accédât (je ne suis pas sûr de ce subjonctif, mais il est vrai que je ne suis plus désormais sûr de rien…) aux plus hautes fonctions de l'Etat, j'aimerais qu'il se montre clément. Qu'il sache que je vais lire (et/ou relire) ses livres afin d'en apprécier toute la somptueuse somptuosité. Je serai, s'il le faut, son plus fervent admirateur, et s'il est aussi magnanime qu'excellent styliste, peut-être me fera-t-il l'honneur de me confier un poste de ministre.
Il se murmure déjà qu'en secret il prépare son équipe. On évoque David Foenkinos à la Culture, Florian Zeller à la Jeunesse et aux Sports, Marc Lévy à la Gestion des Stocks, Delerm à l'Agriculture… Tout cela fait rêver et donne le vertige. La France enfin, peut-être, va se relever. Jardin président: voyez comme ces deux mots s'accolent avec tendresse. Mais bon, je reconnais que ce qui m'excite le plus dans l'éventualité de cette présidence, c'est qu'une fois occupé à redresser la nation, Alexandre Jardin n'aura plus le temps de se consacrer à l'écriture. C'est une pensée un peu perverse, certes. Nobody is perfect.
samedi 26 novembre 2016
Etape 1 / Sur la route, direction Epernay / Aÿ
Projection de "On the road to Paradise", de Marion Laine aujourd'hui à Epernay, dans le cadre de Courts en Champagne…
De l'art de faire tenir un macho dans un congélo… (Sur la photo: Bruno Blairet & Barbara Bolotner)
mardi 22 novembre 2016
Pas les mains vides
Avec votre permission (et même sans), je vais suspendre quelques semaines l'écriture de ce blog et me retirer (dans l'est, puis dans le sud, puis dans l'est, puis à Lisbonne…) afin de finir la traduction du Jérusalem d'Alan Moore (et perfectionner ma maîtrise des terrines). Mais je ne reviendrai pas les mains vides, foi de cannibale. Voici quelques informations concernant quatre ouvrages à paraître en janvier 2017, si tout se passe bien :
• Hors du charnier natal, mon dernier livre, aux éditons Inculte (le 4 janvier)
"Ayant décidé d’écrire la biographie romancée d’un anthropologue russe – un certain Nikolaï Mikloukho-Maklaï (1846-1888) –, l’auteur retrace le parcours de cet aventurier qui s’exila volontairement en Nouvelle-Guinée et finit par faire l’objet d’un culte étrange. Mais ce qui aurait pu donner lieu à un « petit bijou ciselé » prend vite avec Claro une autre tournure. L’entreprise littéraire vacille sous les heurts d’une voix soudain plus personnelle. S’engageant dans le récit comme si c’était une partie de roulette russe, Claro lâche le mort pour le vif et retourne sans vergogne l’auto-fiction contre elle-même."
• Ciment, la structure est pourrie, camarade, une BD cosignée par Viken Berberian et Yann Kebbi, aux éditions Actes Sud (trad. Claro):
Au cœur de la capitale arménienne et de cette révolution architecturale, Yann Kebbi, et l'énergie monumentale de son trait, associé à l'humour absurde de l'écrivain Viken Berberian, dessine un portrait grotesque et terriblement réaliste de notre monde. — “Il faut tout reconstruire, terminés les vieux immeubles historiques, place au renouveau !”
• Animal Machine, d'Eleni Sikelianos, éd. Actes Sud (trad Claro)
Avec Animal Machine, Eleni Sikelianos rend hommage à Melena, sa défunte grand-mère, dans un texte saisissant à la frontière des genres, et raconte l’expérience poétique d’une femme qui a vécu aux marges de la société américaine. Richement illustré, ces mémoires sauvés du désert continuent de tisser le travail mnésique et poétique entrepris l'auteure avec son précédent opus traduit, Le Livre de Jon.
• La Maison des épreuves, de Jason Hrivnak, éd. de l'Ogre, (trad Claro)
Après le suicide de son amie d’enfance, un homme entreprend de poursuivre le carnet dans lequel ils avaient ensemble construit un monde imaginaire et terrible. À la fois lettre d’amour, tentative de rédemption et manuel de survie à nos pulsions autodestructrices, La Maison des Épreuves est un rêve fiévreux à ranger aux côtés de La Foire aux atrocités de J. G. Ballard et de La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski.
**** BONUS !!!! ******
Salam says hello |
lundi 21 novembre 2016
Hetero Shame
Dans la série "traduisons-le", on a là une belle version de:
"Je refuse de faire fonctionner mon cerveau une seconde de plus, sinon je risque de perdre des électeurs et de m'aliéner les cathos et les réacs, du coup je sors une énorme ânerie (en 2012), et en plus ça passe très bien (en 2016)."
Je me demande juste une chose: comment Fillon peut-il savoir que le mariage homosexuel remet en cause les fondements de notre société? D'où lui vient cette profonde connaissance du péril gay? Est-ce le fait d'avoir grandi dans une petite ville répondant au doux nom de Cérans-Foulletourte? Parfois, il vaut mieux ne pas savoir.
Les "revendications excessives" des traducteurs: mythe ou réalité?
Sur France Culture, vendredi dernier, on a pu entendre une petite discussion sur "la condition du traducteur". Face à Elisabeth Philippe, de Vanity Fair, qui avait déjà exploré la question dans divers entretiens et reportages, il y avait un éditeur pour, suppose-t-on, apporter un autre son de cloche: Florent Georgesco, qui est "critique littéraire au Monde" ainsi qu'éditeur (éditions Plein Jour).
Mais en fait de son de cloche, c'était de l'artillerie lourde. En effet, alors qu'Elisabeth Philippe rappelait les divers problèmes liés au métier de traducteur, qui sont réels même si la situation desdits traducteurs a connu des améliorations certaines, voilà que Florent Georgesco a voulu remettre les points sur les i, mais un peu comme on enfonce des clous dans un vase Ming, et en maniant une langue qui était tellement de bois que j'ai cru un moment qu'il allait annoncer sa candidature aux primaires de l'édition.
Florent Georgesco, qui semble vachement respecter les travailleurs de l'ombre que sont, c'est bien connu, les traducteurs, a tout de suite mis en garde l'auditeur médusé contre une dérive grave et lourde de menaces : étant donné qu'économiquement c'est quand même le marasme, la crise, tout ça, il faut "se méfier des revendications excessives". Oui, car comme tout le monde le sait, le traducteur gagne plus que l'écrivain qu'il traduit, et il est payé la même somme quels que soient les risques encourus par l'éditeur audacieux qui a fait appel à ses services casaniers. Quel planqué, non mais. En plus, ce bougre de traducteur touche un pourcentage sur les ventes – bon, certes, c'est genre un pour cent après amortissement de l'à-valoir, mais bon, ne pinaillons pas. Alors évidemment, s'il se met en tête d'exiger plus – mais quoi? Florent Georgesco ne le dira pas… – il y a abus. Ça devient de l'irresponsabilité économique. Vous suivez? Moi pas. Et Georgesco d'expliquer que tout le monde est hyper précaire dans l'édition, mais que le traducteur, lui, il refuse de faire le gros dos, il exige, il exige, il exige toujours plus !
J'avais à peine eu le temps de digérer ces propos ahurissants de connerie que, paf, Fillon remportait la première manche des primaires primitives. Décidément, pour certains, le simple fait de réfléchir avant de parler est en soi une revendication excessive.
vendredi 18 novembre 2016
Le (coûteux) bénéfice du doute
Allons, faisons un effort. Accordons le bénéfice du doute à ceux qui semblent n'avoir que faire d'être suspects à nos yeux.
Imaginons que l'homme d’affaires franco-libanais Ziad Takieddine n'a pas remis plusieurs valises bourrées de fric à Sarkozy pour l'aider à financer sa campagne. Supposons que Donald Trump ne pense pas vraiment ce qu'il dit quand il explique qu'il faut "traiter les femmes comme de la merde". Partons du principe que David Hamilton est juste une version un peu hot de Bisounours. Ne doutons pas que le gouvernement turc va prochainement libérer l'écrivaine Asli Erdogan.
Maintenant, tant qu'on y est, utilisons à nouveau ce fameux bénéfice du doute et faisons-le fructifier. Imaginons que les médias français vont finir par se pencher sur les révélations de l'homme d’affaires franco-libanais Ziad Takieddine. Soyons assurés que les hommes politiques français aspirant aux plus hautes fonctions de l'Etat ne vont pas tarder à condamner publiquement les propos infâmes de Trump sur les femmes. Ayons confiance en la justice pour ne plus traiter à la légère les accusations de viol. Ne doutons pas un seul instant que le prochain président français fera de la libération d'Asli Erdogan une priorité dans ses rapports diplomatiques avec la Turquie.
Voilà. Je crois que nous avons épuisé les ressources du bénéfice du doute. A moins que ce soit certaines des personnes susmentionnées qui en aient épuisé les pratiques ressorts. A moins que ce soit sur le doute même, son juteux bénéfice, que certains aient assis leurs ambitions, et profitent du flou du doute pour ratisser large. Ce qui est sûr et certain, en revanche, c'est qu'à force de nous prendre pour des donneurs bénévoles de bénéfices du doute, la greffe de confiance est en train de virer à la gangrène.
jeudi 17 novembre 2016
Commentaire (au précédent post)
"Dylan ne s'est pas rué sur les honneurs, et je dirai à sa décharge qu'en 1969 il était plus facile de refuser l'argent d'un prix que de nos jours où simplement vivre comme avant" coûte trois fois plus cher (minimum). Je vis en-dessous du seuil de pauvreté, c'est majoritairement un choix, donc nulle défense de l'ultra-libéralisme ici, juste un constat."
- (un lecteur du Clavier Cannibale)
La poésie l'interdit absolument
"En 1969, Leonard Cohen a refusé le prix du Gouverneur général pour la poésie avec le motif suivant : 'La poésie elle-même l'interdit absolument'. Le Conseil canadien des arts lui avait décerné le plus prestigieux prix littéraire du pays pour son anthologie Selected Poems 1956-1968." (Stéphane Campbell). No comment.
mercredi 16 novembre 2016
L'indésamorçable : Antoine Boute au pays des pornolettristes
Heureusement, de temps en temps, sort un livre signé Frédéric Léal, ou Handschin, ou Antoine Boute, bref des noms que les jurés éclairés des prix littéraires subtils ne doivent pas connaître, trop occupés qu'ils sont par leur quête quasi daltonienne du livre déjà colorié. Aujourd'hui, donc, c'est un peu alléluia, la lit-price-binge est quasi finie 🚷, et on va vous parler du dernier livre de l'indispensable Antoine Boute, un livre qui est un peu la suite de S'enfonçant, spéculer, mais si vous n'avez pas lu S'enfonçant, spéculer, ce n'est pas grave (enfin si, c'est grave, vous m'avez compris), vous pouvez attaquer Boute-Land par son dernier livre, Inspectant, reculer, lequel vous donnera sûrement envie de lire S'enfonçant, spéculer, voyez comme les choses sont bien faites et les méduses plus légères que l'eau.
Antoine Boute, on le sait désormais, est un des rares écrivains-poètes à faire entrer l'expérimental dans le romanesque tour en enfonçant le romanesque dans l'expérimental, une double opération qu'il pratique avec une désinvolture qui est le fruit d'une sacrée pratique. Son personnage récurrent, un certain Freddo, est un écrivain ayant le chic pour s'embringuer dans toutes sortes de situations limites, toujours à l'affût du moindre signe ↹ de poétique sonore hardcore, prêt à donner de sa personne et à proposer à ses sens un voyage hors du réel. Dans le précédent opus, Freddo s'était marié en pleine forêt avec la dénommée Valeria, mais le mariage avait pris des proportions orgiacosmiques un peu fofolles, à la suite de quoi, pfuit! plus de Veronica, ni d'Antoine et Ariane, ses enfants issus d'une précédente 💟 union. Que croyez-vous que fait l'ami Freddo? Il recourt au flair policier de la flamande Karolien, et tous deux s'en vont baguenauder dans les bois pour élucider le mystère de cette triple disparition.
C'est autour de cette trame qu'Antoine Boute arachnéise son livre, et ce avec une volubile folie, emboîtant les poupées décoincées et jouant les ventriloques défoncés. On assiste en fait à une sorte de logomachie: d'un côté Freddo et son enquête, avec ambiance polar truffée de queues de poissons narratives; de l'autre la mystique expérimentale qui est à la fois moquée et travaillée, convoquée et sabordée. Dans les deux cas, c'est une question de cadence, de vitesse; le récit-Freddo est nerveux, bavard, ça cafouille, on parle comme on peut, on baise en parlant, tout ça est affaire de conviction, le rêve s'en mêle sans cesse, c'est jouissif:
"L'enquête avance l'enquête piétine, l'enquête recule: Karolien tente, enquêtant, de reculer dans l'infra-raisonnable de ses tripes pour les mettre en connexion avec cette soupe textuelle spéciale, corsée et sauvage qui se promène désormais dans une bonne partie de son système nerveux."
La "soupe textuelle spéciale", qui semble ici brocardée, ce sont les passages du livres écrits par les enfants perdus de Veronica, des textes-dérives et déconstruits bien qu'innervée par une étrange fluidité:
"De tissus tellement sales lestée, telle l'amène eau, l'humide de ce bois et la pluie me la ramènent, elle, toute entourée de ce tissu, pieds nus et sa chair… Pas même morte ni même lestée de vie, mais emplie en son antre de nos faims"
Le texte avance en tripotant d'autres textes, nos héros apprennent à élargir leur conscience (et se la donnent copieusement), l'exégèse devient partouze, les épiphanies fleurissent comme du mousseron, ça va vite même si on piétine, c'est normal, on marche sur du langage, alors ça crisse, attention à ne pas glisser…
Comment dire? Boute est un magicien décomplexé qui préfère extraire des chapeaux du lapin. Avec lui, on est embarqué, cahoté, aucune intimidation, ça marche à cent à l'heure, c'est salutaire, le texte bat la campagne, défriche, et surtout on rit, le texte rit, la syntaxe se marre, c'est un rire cosmique, un rire chamanique et contagieux. Un conseil ? Suivez celui de Boute:
"Lis ça comme une opération magique de fabrication de petite bombe mentale, petite bombe mentale mise en circulation et indésamorçable, indésamorçable par le seul fait que tu l'aies lu, que tu te la sois prise dans le pif et le système nerveux".
C'est, nous prévient l'éditeur, un "polar destroy et un manuel de philosophie hardcore". C'est surtout ce qui manque à la littérature française.
__________
Antoine Boute, Inspectant, reculer, éditions ONLIT, 18 €
mardi 15 novembre 2016
L'assiette fêlée de la traduction
Dans mon précédent post, je citais un peu vite l'incipit de la nouvelle de Fitzgerald, "La Fêlure", en donnant la traduction suivante, signée Dominique Aury :
"Toute vie est bien entendu un processus de démolition."
Pour Marc Chénetier, qui a retraduit Fitzgerald pour La Pléiade, il s'agit là d'un "contresens institutionnalisé" par le temps. En anglais, l'expression est la suivante: "a process of breaking down", ce qui pour Chénetier n'est donc pas "transitif et tourné vers le dehors comme l'impliquerait 'démolition' mais interne, intime". Voici d'ailleurs la traduction qu'il propose:
"Toute vie, bien sûr, au fil du temps, se délabre".
Effectivement, "processus de démolition" pourrait laisser entendre que la vie est une action consistant à démolir "autre chose" qu'elle-même. Mais ce qui est intéressant à noter, c'est que, dans le cas de Fitzgerald, vu le contexte-Fitzgerald, on lit cette formule, presque instinctivement, au sens passif, et qu'on comprend tout de suite qu'il s'agit d'une "auto-démolition". De même, on pourrait très bien imaginer qu'en anglais, le processus consistant à démanteler – " to break down" – s'applique à un élément extérieur, non spécifié, même si, là encore, on comprend que ce qui va faire l'objet d'un "démantèlement", ce sera la force agissant elle-même, la vie.
C'est peut-être le propre d'une fêlure – du fameux "crack-up" – que de rendre impalpable et indécidable la frontière entre l'actif et le passif, comme si une fêlure était un phénomène inhérent à la chose fêlée, comme si la fêlure – béance en devenir, ligne de partage, signature intérieure accédant à la surface… – était à la fois de l'ordre du catastrophique, renvoyant à un défaut, une faille, un échec (on subit la fêlure) et un mécanisme révélateur, dans la mesure où la fêlure, parce qu'elle traverse la matière-vie, met en relief si l'on peut dire ses parties constituantes, ou plutôt les crée, les isole et les distingue, rappelant combien est illusoire la pseudo-cohérence du je. La fêlure ne se contente pas de menacer l'intégrité: elle fabrique aussi du multiple. Elle est, en outre, mouvement.
Alors? Démantèlement? Délabrement? Démolition? Quel que soit le sens dans lequel on le brosse, il n'est pas interdit de penser que la traduction est, à sa façon, une fêlure, un processus permettant de séparer deux états de la matière textuelle, avec d'un côté, avant si l'on veut, un texte entier, mais seulement en apparence, et après, dès l'intervention de la traduction, un texte secrètement fêlé, dans lequel l'on peut lire l'ancien et le nouveau, ainsi que le processus de dédoublement. La traduction pourrait donc être considérée comme une cassure pratiquée dans le texte afin d'en révéler et prolonger la vie organique, donc fragile. Le texte ne peut faire l'expérience de la fêlure que s'il est manipulé, s'il accepte de continuer après la rupture.
Tout texte, bien entendu – bien sûr – au fil du temps – est un processus de traduction – se traduit.
jeudi 10 novembre 2016
A pleine main la fourrure : le texte
Comment lit-on? Que lit-on quand l'œil s'efforce de glisser sur la phrase alors qu'il lui faudrait s'y enfoncer comme un soc audacieux? On prend la phrase comme elle vient, dans son apparente continuité qui dissimule mille ruines. On lit, mot à mot, en idiot rassuré, alors que sous le doigt imaginaire qui suit la ligne ce sont d'autres lignes qui tremblent, des fractures conçues au millimètre par un artisan à l'écoute de ses fièvres. On ne sait jamais ce qu'on va lire, et pourtant on y va, on se laisse entraîner, mais heureusement il se produit parfois autre chose, autre chose que le souple vernis de l'histoire étirée, cadencée, et soudain on devient lecteur, c'est-à-dire spéléologue, on cesse de caresser les reliefs pour humer la tourbe, mâcher le calcaire, se blesser au silex. Non, on ne sait pas lire, et c'est cette ignorance qui nous rend poreux et sensibles. Nous voulons désapprendre notre langue. Non pas gambader bêtement sur le toboggan des vocables mais saisir à pleine main la fourrure de cette bête qui croît à la lumière des terriers. La phrase est là, apparemment écrite, et à peine y avons-nous apposé nos empreintes mentales qu'elle révèle, sous la peau syntaxique, son univers vernaculaire. C'est cela que nous cherchions, cela dont nous avions besoin; non l'assurance d'être rassuré mais l'invitation à l'exil. Derrière la phrase: des corps sous-entendus, des chairs infra-perçus, des instants innervées de pensée, et des perspectives, des fuites, des explosions, des retournements.
Rappelez-vous le début de la nouvelle de Fitzgerald, intitulée La fêlure : "Toute vie est bien entendu un processus de démolition". De même, toute phrase est sous-tendue par des forces qui la minent et le menacent, puisque ce qui est dit en un point du texte devra être éprouvé en la circonférence du texte dans son ensemble, si l'on veut que cette "catastrophe" qu'est la nécessité d'écrire puisse donner, depuis le centre nomade, à entendre son expansion et son explosion dans l'espace ainsi offert. C'est pour ça qu'on relit les livres, pour mieux suivre à chaque fois les déplacement du nœud de conflagration: il change tout le temps. Il explose ici dans le pan de mur jaune proustien, semble fulgurer dans le vert-morve de la mer joycienne, ressort par l'œil du cancrelat kafkaïen, irrigue les veines de boue de la phrase-tranchée de Claude Simon. La fêlure est voyageuse; elle est aussi contagieuse. Sa science ne conçoit que des monstres.
Comment voudrait-on lire? A l'abri des glissements? Loin des effondrements. Chez Guyotat, le corps devient un habitat politique que la phrase décompartimente en cadences ourlées ; chez Genet, c'est une fleur s'inventant mille et une déchirures susceptibles de tester de nouvelles textures rebelles. Chez Perec, on joues à l'échec afin d'irriter la peau du damier et de voir en dessous. Faulkner enfonce sa seringue dans l'impensé. Balzac invente la broderie sanglante (et cicatrise le romantisme). Partout ça travaille, ça défonce, ça renaît. Peu importe le prix à payer. La démolition est technique, donc passion, et la passion propice à la syntaxe.
mercredi 9 novembre 2016
lundi 7 novembre 2016
La chasse à la sorcière Difficulté
Il est révélateur de voir que certains livres sont qualifiés d'"exigeants", leur lecture "demandant" du lecteur "une participation plus qu'active". Et tout ça est souvent dit avec un moue un peu contrariée, comme si, finalement, un livre ne devait rien attendre du lecteur, et tout donner, avec la générosité d'un bienfaiteur ayant tout intérêt à ce que ceux à qui il fait charité de son talent s'en repaissent sans remuer autre chose que les babines passives de leurs yeux.
La chasse à la sorcière Difficulté ne date pas d'hier, mais il semblerait qu'on veuille faire rentrer le livre, et avec lui une certaine idée de la littérature, dans la grande arène du divertissement.
Le problème, c'est qu'un livre est censé être composé de langage, et que le langage est ce qui structure notre monde, fonde le réel et permet aux autorités de toutes sortes de donner à nos échines la forme servile d'une rampe de lancement à leurs ambitions. Le langage ne nous appartient pas, il est l'air sans cesse renouvelé et en permanence vicié au moyen duquel nous respirons notre rapport au monde, à l'autre. Il nous est donné dès l'enfance comme une pâtée pré-mâchée, assortie de tous ces tendons-propagande et ses nerfs-préjugés, puis continue de nous manipuler et de nous déformer, nous rendant esclaves de ses mots d'ordre et compulsions d'obéissance. La littérature est-elle un contre-pouvoir à cette vaste entreprise de régulation des cerveaux et des corps? Rien n'est moins sûr. En revanche, il est clair qu'écrire c'est s'engager en toute connaissance de cause dans une aventure linguistique, syntaxique, grammaticale, et qu'il est de toute évidence malhonnête de faire comme si on avait juste une histoire à raconter, comme s'il existait une longueur d'ondes inoffensives pour pénétrer la matière du vivant et les forces de la pensée.
Que ce soit la fiction ou la poésie, il s'agit d'entrer par effraction dans une langue donnée, et d'en secouer plus ou moins discrètement les membranes sensibles. La chose est bien entendue vouée à l'échec, elle est même, sans doute, l'échec porté à son point d'incandescence le plus extrême. Mais elle ne saurait se faire innocemment, sous couvert d'un prétendu pacte auto-nettoyant avec le lecteur. Même le plus terne roman de gare porte en lui, sur lui, la marque des compromis de son temps. L'écrivain fait de son lecteur un complice, et comme c'est le cas bien souvent, il arrive que le complice soit berné; il suffit pour cela que le contrat proposé n'ait l'air de comporter aucune perte, et de ne proposer qu'un tranquille profit.
Mais lire, c'est accepter de perdre: perdre de soi, de ses assurances, de ses croyances, de ses poses. Un livre "exigeant" n'exige en fait rien, ce n'est pas un tyran – les tyrans caressent la tête des petits enfants et jouent avec leur chien devant l'objectif… –, s'il exige quelque chose, c'est avant tout l'être entier de l'écrivain, et ce qu'il donne à voir et à ressentir, c'est cette exigence infligée librement à son corps consentant. En l'occurrence, l'exigence dont nous parlons ici n'est un exercice en pénibilité, ce n'est pas une peine, mais un travail, au sens d'un tourment: car il faut vouloir être tourmenté si l'on veut briser la roue et la rouerie du langage. La littérature-ventriloque a beau jeu de se faire passer pour distrayante, alors qu'elle cherche juste à faire de la pensée un réflexe en accord avec les lois consuméristes de la passivité.
L'exigence, puisqu'il faut apparemment en revenir à ce mot, consiste à donner chair ce qui paraît obscur, afin que même à tâtons on puisse sentir que des pulsions, même couchées par écrit, continuent de travailler, de déranger, de réveiller.
jeudi 3 novembre 2016
Le gagnant du prix Goncourt est…
… Marius-Ary Leblond ! Ah non, pardon, ça c'était en 1909. Enfin, le plus important, je crois, que c'est que personne ici n'a oublié l'œuvre immortelle de Marius-Ary Leblond, n'est-ce pas? Et maintenant, chantons tous en chœur "Au suivant" de Brel…
vendredi 28 octobre 2016
L'homme chauve sourit enfin
"Sur l’écran
hyper sensible du ciel s’affiche le logo breveté de sa gloire, la cape découpée
de sa nécessaire intervention, projetée habilement par son ami le preux commissaire
Gordon, lequel lutte en permanence contre de vicieux éléments internes,
magouilles en sous-main, pots-de-vin soûlant tous les vieux grigous au bord de
la retraite, trafic de drogues afin de rendre les gens plus joyeux. Cette
fois-ci, la mission proposée à l’ami Batman est : Empêcher un dépeceur
schizophrène de dépouiller la ville de son nom. Faire que Gotham reste Gotham
et ne devienne pas juste New York, Trieste ou Barcelone. On craint en haut lieu
un retour de la réalité. Une montée de la fange matérialiste. N’envenimons pas
les choses. Mettons un terme aux crimes qui défigurent, renomment, déforment.
Ok, c’est compris. Batman, de son vrai nom Bruce Wayne, repousse l’assiette
pleine d’œufs brouillés que lui a apportée son fidèle Alfred. Master n’aime
plus mes œufs brouillés ? demande le majordome en prenant l’accent mouillé
de Michael Caine."
(extrait de L'homme chauve sourit enfin, à paraître peut-être quelque part)
jeudi 27 octobre 2016
L’eau, sans honte
"L’eau, c’est l’absence totale de vergogne. Sa propension à
jaillir d’entre les pierres et planches de nos maisons et de nos barques – mais
aussi des yeux qui ne veulent plus voir, de la barrique d’où elle coule rouge,
depuis la source qu’elle feint de prendre pour mère, etc. – est le signe profondément
insultant d’une liberté – d’une franchise outrée – acquise à un prix dont nous
n’avons pas encore conscience mais que nous payons à notre insu, par cette
grande soif de chaque instant qui fait de nous des sacs rêches et sans voix,
des pénitents sans cesse agenouillés devant la flaque où elle – l’eau –
fabrique à grands renforts de vase, de mousse et d’orbes gras, le visage dont
nous lui offrons le niais reflet. Tu en as dans ton verre, elle coule dans
l’intestin de tes radiateurs, sens-la qui suinte ici et là, touche son passage
à même les murs de ta cave, elle transhume, suit tout ce qui fait pente, aussi
paresseuse que têtue, et froide, et tiède, s’enivrant de bactéries comme toi
d’espoirs, même si, à ta différence, elle en fait quelque chose. Qui ne l’a pas
entendue calomnier le peuple épars de ses noyés ? Dans ton café, même,
elle complote, suçant le marc pour en chanter l’amer. Ton enfant a d’étranges
yeux ! et son ventre est gonflé ! tu l’as oublié dans le bain, mais
le bain, lui, ne l’a pas oublié, et l’a roulé dans son linceul mousseux pour en
faire une blanche rainette. Pleure, c’est encore de l’eau qui te prend à
témoin, de sa force, de son mépris. Tes souvenirs, s’ils cherchent l’amont, ne
rencontrent que clapotis, quand tel un nénuphar hideux tu flottais sans
flotter, buvais sans boire, avant que crève la digue et déchire la peau. Allons,
c’est l’été, tu pars, tu t’éparpilles, tu ruisselles sur les routes en imitant
les rires de ta radio, appelé par qui tu sais. Tu freines et tu t’élances, déjà
ta valise s’enlise, déjà le sable habite tes plaies. Là, devant toi, mais comme
souverainement autour de toi, sa vaine et lâche forme ou masse peuplée des
mille pus et possibles de la création. Tu penses scintillements, ondulations,
mystères. Tu y enfonces le corps comme dans un aucun autre de ton vivant.
Quelle naïve confiance en le grand partout ! L’eau alors t’étreint, tel un
poing cataracte, une vessie univers, tu coules, tu renonces, les méduses
glissent leurs langues de dentelle dans l’anus de ton antique bouche, des
poissons plus sournois que tes pensées s’ébattent dans les gousses de tes
poumons, et toi tu chantes, comme on rame, tu chantes les rixes océanes et les
tangos diluviens, sans voir, à même la vitre derrière laquelle il n’y a plus
rien, la goutte de ton être qui va s’étrécissant. — Et vivant en buée tu meurs
dans ton souffle."
(extrait de La nature des choses, à paraître peut-être quelque part)
mercredi 26 octobre 2016
Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur "Jérusalem" d'Alan Moore sans oser le demander
"Alma Warren, au saut du lit et nue dans
le monstrueux miroir de la salle de bains, en train de fixer d’un air vague la
peau détendue de son corps de cinquante-trois ans, mais adorant ce qu’elle voit.
Elle trouve que sa vanité frôle l’héroïsme, vu l’illusion dont elle se berce.
Elle est prête toutefois à regarder la réalité en face, sachant très bien que
ladite réalité se contentera de s’enfuir en hurlant. Tout bien balancé, c’est
une sacrée nana."
mardi 25 octobre 2016
L'indépassable horizon du ridicule: bienvenue à Jardin-Land.
Grâce à Alexandre Jardin, l’amour
est désormais à la portée des caniches, qui plus est sous forme de croquettes
stylistiques. Dans son « dernier » roman, Les Nouveaux Amants, notre cardiologue des passions tente le tout
pour le tout et dissèque le grand lapin sanguinolent d’une liaison vouée, tout
comme son livre, à l’échec. Oui, une fois de plus, Jardin joue avec des
allumettes ignifugées pour nous expliquer la Flamme, son vit, son nœud,
inventant pour l’occasion un Valmont sous tweeter et une Justine sous valium.
Précisons d’emblée que son roman, hélas pas assez novateur pour la collection
Harlequin, s’est mis en tête de fricoter avec la forme. Oui, l’auteur a donné à
son pensum l’allure extérieure d’une pièce de théâtre. Mais comment diable
a-t-il réalisé ce faramineux tour de passe-passe ?
Autant que vous le sachiez tout
de suite : au lieu d’intituler ses chapitres « chapitre », il
les intitule « scène » – son roman/théâtre comportera donc près de
soixante-dix scènes, mais hélas aucun « acte », même si le rideau
tombe avec la régularité d’un tranchoir à boudin. Dois-je vous spoiler
l’incroyable histoire que Jardin a décidé de nous narrer aussi
théâtralement ? Essayons : un écrivain parisien célèbre trompe
sa femme belle mûre actrice avec une jeune et jolie métis mariée délurée de province.
Ils résistent, cèdent, résistent encore, cèdent de nouveau, ce qui laisse
supposer au bout d’un moment un défaut de fabrication. Précisons que le héros,
Oskar Humbert – on ignore si Jardin a voulu dissimulé le mot « carambar »
dans son nom… – écrit une pièce de théâtre, qu’il customise à mesure que sa
passion avec Roses Violente – no comment
– s’exalte et se délite. Il y a même une scène dans la suite Bovary d’un
boutique-hotel, pour ceux qui ont des lettres et du temps à perdre. Mais
laissons reposer la pâte du sujet, qu’éclipse sans scrupule une écriture… une
écriture… comment dire ? Ici, le terme « écriture » est
impropre. Car Jardin veut tellement sonder la psychologie de ses personnages, lesquels
ont pourtant l’épaisseur de gaufrettes virtuelles, qu’il finit par faire de son
style une entreprise coloscopique.
Bien décidé à pilonner son sujet
(et le lecteur avec), Alexandre Jardin en vient à écrire comme si l’expression
« pédaler dans la choucroute » était un mot d’ordre, une contrainte
jubilatoire, ou pire, une technique imparable. Il met Sami et Gondis dans un
pédalo et hop ! vogue la galère sur son petit lac de chou ! Mais
entrons dans le vif du sujet sans prendre de gants et en restant sourd aux cris
du récit malmené…
C’est désormais un fait
acquis : Jardin jardine, sans doute pour ratisser large, mais sa phrase
n’arrose hélas qu’elle-même. Emporté par sa plume pubère, il trousse les poncifs
comme des dindes, au point de leur faire rendre farce. Sa prose est tellement acculée
qu’elle ne recule devant rien. Ainsi, décrivant l’œuvre de son héros, il
n’hésite pas à se fendre de ce qui doit être une phrase :
« Les pièces pressées de Humbert étaient autant de miroirs promenés le long de la route du plaisir qui déverrouille les désirs et interdit l’érosion de soi. »
Je suppose naïvement que c’est le
plaisir qui déverrouille, pas la route, mais qu’importe, du moment qu’on
« interdit l’érosion » du moi. Les généralités, ont le sait, ne font
pas peur à Jardin, et pour cause : c’est lui qui les effraie, les
obligeant à grimacer. Sa science de la nature humaine, combinée à un sens
bricolo de l’allégorie, donne ce genre de chef-d’œuvre :
« Une femme est comme une commode faite d’une multitude de tiroirs visibles et de tiroirs secrets renfermant eux-mêmes d’autres tiroirs qui ouvrent d’autres tiroirs… dans lesquels on trouve encore d’autres tiroirs qui excitent l’imagination ! »
C’est sûr : un tiroir qui
ouvre un tiroir, ça excite l’imagination. La femme, cette commode. Pratique,
non ? Tout est relatif, me direz-vous. Eh bien, justement, à propos de
relatives, Jardin n’a pas son pareil, sans doute parce que l’idée de caresser
un qui-qui le stimule :
« Il lui fallait conserver une preuve qu’elle n’avait pas rêvé ces mots improbables qui lui confirmaient qu’il était possible, certains jours, de se désengluer du réel pour empocher sa part de bonheur. »
Quel prestidigitateur ! One, je me désenglue ; two, j’empoche. Cet art consommé du
simultanéisme, on la retrouve à tout moment, comme si Jardin aimait faire deux
choses en même temps, sans se rendre compte qu’il les oblige ainsi à une forme
brouillonne de sodomie syntaxique. Exemple (parmi cent, que dis-je ?
parmi mille !) :
« Son sourire un peu crispé laissa filtrer sa répugnance pour l’inattendu, comme une alarme de son goût pour la tranquillité. »
Il faut dire que ses personnages
n’ont pas la psyché facile : ils sont, tour à tour, ces pauvres carnes,
« puceau du vertige », « toqué d’engagement »,
« pétrie de lenteurs », « lustrée de lettres »,
« rongée de culpabilité », « avide de quiétude
rectiligne », « tremblant d’émotion », « gourmande de
sensualité », « englué dans le chagrin », « glacé d’horreur »…
Qualifier : telle est la grande mission de Jardin, qui ne veut laisser
aucun recoin de l’âme inexploré, et pour cela colle partout des étiquettes
portant le nom de la chose. En plus, tout ça baigne dans la modernité :
les deux amants sont tellement connectés – tweeter, facebook, whatsapp, skype –
qu’on se demande pourquoi ils boudent myspace. (Mais comme ils doivent skyper
discrètement, ils coupent le son et brandissent devant l’écran des feuilles
avec des mots inscrits dessus – sans doute une métaphore de la façon dont
Jardin conçoit l’écriture…)
Passons sur la manie
interrogative qu’il partage avec Zeller, Foenkinos et quelques autres, et qui
consiste à poser en permanence des questions. Bon, quand je parle de manie, je suis
en deçà de la vérité, car dans ce libre, les questions, eh bien il y en a pas
moins de six cents. Oui, on s’interroge énormément dans ce livre, un peu comme
si on passait son temps à frapper à une porte qui serait le front du lecteur. Le
plus effarant dans l’affaire, c’est qu’on sent que Jardin est content de lui, à
chaque phrase, à chaque tournure de phrase, à chaque retournement de phrase. Dieu
que ses phrases sont tournées ! Mais tournées vers quoi sinon l’horizon
indépassable du ridicule ? Là, encore, voici les faits : « Ils
avaient la faculté de se propulser l’un l’autre dans un étrange
somnambulisme. » Ou encore : « Jouissant littéralement de
desserrer sa bienséance… » Ou pire : « Son oreille semblait
dire… » Bonus : « Oskar prit sa main qui venait de délivrer son
dos. » Le pied, quoi.
Et quand ses phrases cessent de
jouer à pirouette-cacahuète, c’est pour sombrer dans l’idiotie absolue, grâce à
un sens de la formule qui laisse pantois : « L’amour doit être un endroit
où l’on déverse sa transparence. » Avec, parfois, des envolées féministes
comme on en a rarement vues : « Certains hommes font regretter aux
femmes de n’être qu’elles. »
Jardin n’a peur de rien quand il
s’agit d’aplatir le sens. Sa méthode est simple : plus c’est gros, plus ça
passe (les enfants sont priés de ne pas essayer dans la vraie vie). Exemple :
« La vie est à vivre. » (fin de la scène 15…). Je n’invente
rien : la vie est à vivre ! Notre auteur doit être finalement un peu
comme son personnage féminin, Roses, laquelle est – accrochez-vous – « prête
à snifer l’incohérence maximale qui, seule, lui procurait un shoot suffisant de
sensations ». Lui aussi a dû sentir en son tréfonds « l’émotion qui
induit à penser que l’on est vivant, malgré les déceptions qui engrisaillent
l’existence ». De toute
façon, c’était ça ou parvenir au constat suivant: « Impossible de laisser
les coudées franches à la joie très triste qui l’inondait ».
J’aimerais arrêter là, mais ça
serait dommage, car vous rateriez le meilleur. Oui, car il reste dans ce roman
« une cargaison d’images importunes qu’elle désirait éteindre » !
Etes-vous prêt à éteindre des cargaisons ? C’est parti ! Entrez
donc ! Venez visiter « les mystérieux rouages du cœur » !
Ce n’est pas sans risque, et peut-être ne voulez-vous pas finir comme Roses,
qui « noya son désappointement dans un Niagara de pensées fermes »,
même si l’érotisme forcément débridé auxquels se livrent les deux amants est
« sans défectuosité ». Oui, parce que bon, il ne s’agirait quand même
pas de « nier les turbulences à venir qui les usait par en dessous »,
quitte à « explorer les dédales de ses affinités avec
l’humiliation ». Non, non, non, hors de question.
Mais je capitule. Je n’ai pas
envie, comme Roses, d’être « emporté par une crue de larmes
inarrêtables ». Bien sûr, on me rétorquera qu’il est facile de sortir des
phrases de leur contexte pour les stigmatiser. Que le lecteur de ce blog me
remercie plutôt de lui épargner le contexte. Ou plutôt qu’ici, texte et
contexte sont inextricables, tous deux voués au dieu Charabia. En revanche, je
ne vous ferai pas grâce de la dernière ligne du roman, qui se trouve être une
« note de l’auteur », située en bas de page alors qu’on en était venu
à douter sérieusement que la page pût tomber plus bas :
« Ecrire, c’est ouvrir mille portes. »
Là, j’ai envie de dire que mille,
c’est beaucoup. Surtout si elles sont déjà ouvertes. Allons, ne boudons pas
notre plaisir et finissons sur une note positive, une note optimiste, un
drelin-drelin nonpareil. Oui, tout n’est pas à jeter dans ce roman
hormonalement déréglé. Il y a parfois des fulgurances. Bon, il n’y en a pas
mille non plus. En fait, il n’y en a qu’une. Elle est facile à trouver, car
elle figure à la page 20, après laquelle on commence à se pincer pour vérifier
qu’on ne rêve pas. J’appelle donc à la barre LA fulgurance du livre :
« Ma sincérité est un répertoire de bourdes. »
Je veux bien croire qu’Alexandre
Jardin soit sincère. Ceci expliquerait cela.
________________
Alexandre Jardin, Les nouveaux amants, éd. Grasset, 19 €
(non remboursables)
lundi 24 octobre 2016
Anti-manuel de suicide
Il y a à peu près six ans, j'ai reçu un bref roman écrit par un auteur canadien (anglophone), assorti d'une lettre où l'auteur me confiait la lecture et, espérait-il, la traduction de son livre. La requête était inhabituelle.
Le hasard (ou ma négligence – surtout ma négligence) a voulu que je range le livre non sur l'étagère des livres à lire mais quelque part, perdu entre divers lexiques et inutiles dictionnaires. Est-ce moi qui ai caché le livre ou le livre qui a préféré attendre que je sois prêt? Allez savoir. Le fait est qu'il y a quelques mois, lors d'une absurde velléité de rangement, je suis tombé dessus. L'auteur s'appelle Jason Hrivnak, et son livre The Plight House.
Je l'ouvre donc, étonné, et décide de le lire. Et aussitôt me voilà… subjugué. Embarqué. C'est un livre étonnant, et ce pour de nombreuses raisons dont je vous reparlerai si vous n'êtes pas sage. Il commence ainsi:
"Le 7 mai 2006 au petit matin, mon amie d’enfance Fiona est entrée par effraction dans l’école élémentaire qu’elle et moi fréquentions il y a plus de vingt ans. Elle était vêtue de couches de vêtements élimés et portait dans un sac en toile l’intégralité de ses biens terrestres. D’une indépendance farouche, d’une nature indocile, Fiona avait passé une bonne partie des dix dernières années à vadrouiller à l’étranger. Elle avait subsisté comme elle pouvait sur trois continents, toujours en quête des drogues les plus fortes et des plus sombres déshérités. Personne ne savait qu’elle était rentrée à Toronto. Je l’imagine à la fois embellie et accablée par cette absence de responsabilité, par l’effroyable liberté de celle qui s’endort là où elle tombe et dont les points de chute sont un mystère perpétuel."
Le narrateur du livre apprend, par le mère de Fiona, que celle-ci s'est suicidée. Elle fut son amie d'enfance, et surtout sa partenaire dans des jeux d'imagination déroutants, puisque tous deux avaient conçu un étrange endroit, où étaient conduites – en imagination – de retorses épreuves censées éprouver les sentiments des gens. Dès lors, le narrateur va imaginer, en hommage à Fiona, un livre, Le Livre des Epreuves, qui s'adresse à la fois au fantôme de Fiona et à tous ceux qui ont laissé un proche en finir avec la vie, afin de tester leur résistance au malheur, leur aptitude à la survie. Magnifique anti-manuel de suicide, le livre présente au lecteur, son principal allié, diverses situations, souvent incongrues, toujours pertinentes, et profondément poétiques, où il faut choisir, prendre position.
Livre poignant jusqu'à la moelle, qui vous hante et vous soutient, La maison des épreuves nage à contre-courant des pulsions mortifères jusqu'au cœur même de la volonté de vivre. Oscillant au bord du vide, face au désastre de soi, le lecteur se voit convié à un jeu de piste mental qui ne souffre pas la feinte. Lire La Maison des épreuves, c'est entrer dans un labyrinthe, où seul compte le désir d'en ressortir moins seul, moins fautif, moins blessé. Une parabole? Une fable? Plus que cela: une expérience à laquelle il est impossible de se soustraire. (Et que j'inscris sans hésitation dans le top-ten des traductions qui m'ont le plus bouleversé.) (Ceci n'est pas un teaser, mais une sommation.)
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A paraître en janvier aux éditions de l'Ogre…
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