Heureusement, de temps en temps, sort un livre signé Frédéric Léal, ou Handschin, ou Antoine Boute, bref des noms que les jurés éclairés des prix littéraires subtils ne doivent pas connaître, trop occupés qu'ils sont par leur quête quasi daltonienne du livre déjà colorié. Aujourd'hui, donc, c'est un peu alléluia, la lit-price-binge est quasi finie 🚷, et on va vous parler du dernier livre de l'indispensable Antoine Boute, un livre qui est un peu la suite de S'enfonçant, spéculer, mais si vous n'avez pas lu S'enfonçant, spéculer, ce n'est pas grave (enfin si, c'est grave, vous m'avez compris), vous pouvez attaquer Boute-Land par son dernier livre, Inspectant, reculer, lequel vous donnera sûrement envie de lire S'enfonçant, spéculer, voyez comme les choses sont bien faites et les méduses plus légères que l'eau.
Antoine Boute, on le sait désormais, est un des rares écrivains-poètes à faire entrer l'expérimental dans le romanesque tour en enfonçant le romanesque dans l'expérimental, une double opération qu'il pratique avec une désinvolture qui est le fruit d'une sacrée pratique. Son personnage récurrent, un certain Freddo, est un écrivain ayant le chic pour s'embringuer dans toutes sortes de situations limites, toujours à l'affût du moindre signe ↹ de poétique sonore hardcore, prêt à donner de sa personne et à proposer à ses sens un voyage hors du réel. Dans le précédent opus, Freddo s'était marié en pleine forêt avec la dénommée Valeria, mais le mariage avait pris des proportions orgiacosmiques un peu fofolles, à la suite de quoi, pfuit! plus de Veronica, ni d'Antoine et Ariane, ses enfants issus d'une précédente 💟 union. Que croyez-vous que fait l'ami Freddo? Il recourt au flair policier de la flamande Karolien, et tous deux s'en vont baguenauder dans les bois pour élucider le mystère de cette triple disparition.
C'est autour de cette trame qu'Antoine Boute arachnéise son livre, et ce avec une volubile folie, emboîtant les poupées décoincées et jouant les ventriloques défoncés. On assiste en fait à une sorte de logomachie: d'un côté Freddo et son enquête, avec ambiance polar truffée de queues de poissons narratives; de l'autre la mystique expérimentale qui est à la fois moquée et travaillée, convoquée et sabordée. Dans les deux cas, c'est une question de cadence, de vitesse; le récit-Freddo est nerveux, bavard, ça cafouille, on parle comme on peut, on baise en parlant, tout ça est affaire de conviction, le rêve s'en mêle sans cesse, c'est jouissif:
"L'enquête avance l'enquête piétine, l'enquête recule: Karolien tente, enquêtant, de reculer dans l'infra-raisonnable de ses tripes pour les mettre en connexion avec cette soupe textuelle spéciale, corsée et sauvage qui se promène désormais dans une bonne partie de son système nerveux."
La "soupe textuelle spéciale", qui semble ici brocardée, ce sont les passages du livres écrits par les enfants perdus de Veronica, des textes-dérives et déconstruits bien qu'innervée par une étrange fluidité:
"De tissus tellement sales lestée, telle l'amène eau, l'humide de ce bois et la pluie me la ramènent, elle, toute entourée de ce tissu, pieds nus et sa chair… Pas même morte ni même lestée de vie, mais emplie en son antre de nos faims"
Le texte avance en tripotant d'autres textes, nos héros apprennent à élargir leur conscience (et se la donnent copieusement), l'exégèse devient partouze, les épiphanies fleurissent comme du mousseron, ça va vite même si on piétine, c'est normal, on marche sur du langage, alors ça crisse, attention à ne pas glisser…
Comment dire? Boute est un magicien décomplexé qui préfère extraire des chapeaux du lapin. Avec lui, on est embarqué, cahoté, aucune intimidation, ça marche à cent à l'heure, c'est salutaire, le texte bat la campagne, défriche, et surtout on rit, le texte rit, la syntaxe se marre, c'est un rire cosmique, un rire chamanique et contagieux. Un conseil ? Suivez celui de Boute:
"Lis ça comme une opération magique de fabrication de petite bombe mentale, petite bombe mentale mise en circulation et indésamorçable, indésamorçable par le seul fait que tu l'aies lu, que tu te la sois prise dans le pif et le système nerveux".
C'est, nous prévient l'éditeur, un "polar destroy et un manuel de philosophie hardcore". C'est surtout ce qui manque à la littérature française.
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Antoine Boute, Inspectant, reculer, éditions ONLIT, 18 €
Cher Claro, il existe des quand même des prix (enfin, au moins un) pour couronner et faire connaître des ouvrages comme ceux de Fred Léal. Bien sûr, pas de brasserie prestigieuse comme écrin, et même une sono défaillante. Il n'empêche : "Le Mont Perclus de ma solitude" (POL) a reçu le prix littérature du salon du livre de Bagnères-de-Bigorre, début octobre. Je ne sais si la mémé de Bayrou était présente lors de la remise de ce prix. Mais Fred était bien là. Surpris et ravi. Ou l'inverse. Ni perclus, ni seul.
RépondreSupprimerPas vraiment convaincu par cette lecture qui ressemble furieusement aux fleurons de la critique branchouille. J'attendais du grand Claro moins de clichés et de tics langagiers très mode et plus d'analyse. Ce qu'il nous livre ici, c'est très exactement ce contre quoi son propre travail s'élève. Déception...
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