Esther était tombée amoureuse de Kevin lors d’un séjour en bord de mer
sur une plage de petits cailloux où s’accumulaient ces cigarettes qui nuisent
gravement à la santé de l’entourage balnéaire et font le lit du misérabilisme
en période post-électorale. Les épaules carrées et musculeuses de Kevin, son
beau sourire niais et télégénique, son sens inexistant de la repartie, ainsi
que son pull rose à col en V et son polo vert bouteille sur lequel un rachitique
crocodile s’efforçait vainement de bâiller, avaient envoûtée Esther et l’avait
convaincue que l’amour était réellement et profondément l’infini à la portée
des caniches. Ensemble, ils avaient déambulé dans les rues de la ville,
admirant les vitrines des boutiques qui vendaient des tongs au prix d’un séjour
à Bali, s’extasiant devant les offres des agences immobilières qui proposaient
des villas pour la modique somme du PNB du Rwanda.
C’était l’été, et le soleil brillait tel un coquet pamplemousse bio,
irradiant de son éclat mièvre les rues et les gens qui marchaient dedans. Ils
se découvraient des tas de points communs : comme Esther, Kevin prenait
son petit déjeuner le matin, était droitier, lisait des romans qui se
terminaient bien à la dernière page et se servait de ses deux mains pour faire
ses lacets. Tant de coïncidences les émerveillaient et les confortaient dans
l’idée que le destin ressemble à une centrifugeuse dotée de conscience. Le
soir, ils allaient boire des cocktails mangue-curaçao à la terrasse d’un café,
et leurs doigts se frôlaient amoureusement au-dessus de l’addition que chacun
essayait de refiler discrètement à l’autre.
Leur idylle dura deux semaines tous frais payés. Esther se prit à rêver
d’une relation durable et consommée, fondée sur le respect de l’autre et sa
capacité à se retirer à temps parce que les enfants déforment le bassin. Kevin,
lui, voyait en Esther une femme épanouie et parfumée pour pas trop cher,
susceptible de lui valoir la jalousie de ses collègues de bureau qui aimaient
bien mettre du sel dans le café de Kevin parce qu’il faut bien rigoler de temps
en temps. Ils se sentaient tous deux extrêmement solvables et dignes de
l’intérêt que chacun portait à son image dans le miroir. Un soir, ils
décidèrent de manger une pizza et de faire l’amour. La pizza luisait sur la
nappe rouge, on aurait dit un disque qui tourne sans cesse mais qu’on ne peut
pas entendre parce que les pizzas, hélas, sont dépourvus de sillons, comme tout
le monde le sait. Ils se rendirent à l’Hôtel de la Note Salée. On leur confia
la clé de la chambre 13, ce qui leur procura un léger frisson d’inquiétude.
Après s’être brossés leurs soixante-quatre dents, ils se déshabillèrent
lentement, avec précaution, car ils portaient des habits très chers. Le contact
nacré de la main droite d’Esther sur le pectoral gauche de Kevin évoquait le
glissement d’une carte bleue dans la fente d’un digicode. Leur premier baiser,
certes un tantinet maladroit, les laissa pantois. « Je suis
pantoise », murmura Esther. « Moi aussi je suis pantois, très pantois
de toi », répondit Kevin qui ne voulait pas être en reste. Pour ne pas
éprouver trop de gêne, ils avaient épinglé au mur des petits rectangles de
papier sur lesquels étaient rédigés les différents gémissements qu’ils devaient
pousser, assortis d’indication de ton et de rythme. Ainsi, impossible de
confondre un « mmmhmm » de plaisir avec un « hmmmhh » de
désagrément. Impossible également de prendre un « ohohoh » orgasmique
pour un « ahahaha » de consternation.
Leur étreinte fut torride et dura deux bonnes minutes. Ils en
déduisirent que l’expression « coup de foudre » était plus justifiée
qu’on ne le croie. Puis Kevin alluma une cigarette et tutoya Esther, laquelle
s’absenta pour aller aux toilettes où elle s’empressa d’envoyer un SMS à sa
meilleure amie pour lui dire qu’elle avait rencontré l’homme de sa vie et joui
comme une chamelle en rut, puis elle tira la chasse, se recoiffa et alla
retrouver son bel amant Kevin qui déjà ronflait comme s’il assistait à un
concert de Stockhausen.
Le lendemain, ils firent une longue promenade sur la plage en écrasant
leurs mégots sur les cailloux, pour rappeler que le changement c’est maintenant.
L’écume était suave et moussue, et ressemblait à du blanc d’œuf battu avec du
sucre, puis tamisez la farine, ajoutez quelques gouttes de caramel et laissez
reposer l’appareil une nuit au frigo. La brise, légère et vaguement parfumée à
la crêpe au Nutella, les décoiffait à peine, fort heureusement, car en cette
période de l’année les brushing n’étaient pas donnés. L’idée du mariage les
frôla un instant puis s’éloigna, volatile, hagarde. Le bonheur, pensèrent-ils,
est semblable à une mouette qui… une mouette dont… ils durent convenir que
cette pensée avait certains inconvénients, car le guano s’accorde mal avec la
félicité.
Hélas, trois jours plus tard, Kevin succombit et périssa dans un
terrible accident capillaire. Il était allé se faire friser les douilles chez
Jacques Dessange et tout se passait plutôt bien quand soudain Magalie, la jeune
femme qui lui faisait des bouclettes, renversa malencontreusement son thé au
jasmin sur le sèche-cheveux, électrocutant le pauvre Kevin qui jusqu’ici lisait
un article de Gala consacré à la
thermodynamique des fluides en milieu carcéral. Quand Esther apprit la nouvelle,
elle en conçut un tel chagrin qu’elle alla claquer tout son pognon au Casino,
coucha avec le croupier, se défonça au Jack Daniels, puis se jeta du haut de la
Chapelle Sainte-Anne sur la foule des admirateurs de la littérature
misérabiliste. La ville les pleura pendant onze jours et trois nuits. On leur
éleva un monument, en forme de sèche-cheveux, une sculpture géante et stylisée,
œuvre d’un artiste local qui avait été pré-achetée par la mairie, laquelle
avait vu dans ce sèche-cheveux en granit de onze mètres de haut une éloquente
métaphore mais de quoi ça personne n’aurait su le dire sinon qu’il est
important de souffler le froid et le chaud quand ça arrange.
Sur la tombe de Kevin et d’Esther, l’inscription, à peine dissimulée par
un géranium en plastique bleu, était sobre. Il était écrit ceci :
« Seule la Patagonie convient désormais à leur immense tristesse. »
C’était une allusion à un poème de Pascal Béquette, glacier à Escoublac, et
poète à ses heures perdues avant que la folie s’empare de lui et le pousse à
menacer tous les peintres en bâtiment qui osaient monter sur une échelle pour
repeindre le plafond mais ne revenons pas sur cette fâcheuse histoire qui ne
fait rire personne même si je la trouve très drôle tout en n’y comprenant pas
grand-chose.
Ainsi s’achève cette histoire édifiante, dédiée à
tous ceux que la littérature empêche de dormir
Dès les premières lignes, on *sent* qu'on va se régaler :-)
RépondreSupprimerQuels inavouables mots-clés avez-vous utilisés pour dénicher cette improbable demoiselle ?