En lisant le court récit consacré par Jean Echenoz à son éditeur Jérôme Lindon, témoignage faussement rectiligne où l’anecdotique se veut gangue d’un affectif toujours protégé, nous sommes sûrement plus d’un à nous remémorer notre Lindon, ce grand éditeur avançant sous les allures d’un farouche « déconseilleur ». Comme le dit si bien Echenoz :
« Qu’on ne pense pas […] qu’il n’est pas sympathique, la question n’est pas là, c’est un homme parfaitement aimable. La question, c’est qu’il a autre chose à faire qu’être sympathique, la sympathie n’est pas son souci. Et puis ce qu’il y a aussi, c’est qu’il n’a tout simplement pas de temps à perdre et, cela, il peut le faire savoir vigoureusement. »
Si hommage il y a dans le texte d’Echenoz, il repose tout entier dans l’usage du présent auquel il recourt, renonçant à un temps du passé qui introduirait, peut-être nostalgie et sensiblerie, au prix d’une distance inutile. Non, Echenoz raconte, avec cette désinvolture feinte dont il maîtrise si bien les lois, ce que fut Lindon pour lui et pour son œuvre, comment Lindon sut l’accompagner sans le noyer dans son ombre ou l’aveugler de ses lumières.
Mon souvenir personnel de Lindon est évidemment autre, même s’il croise parfois les mêmes fils tissés par l’auteur de Cherokee (« Cherokee ? se demande-t-il, qu’est-ce que ça peut dire aux gens ? Finalement, comme Henri Causse lui fait remarquer que le Seuil vient de faire un best-seller avec un ouvrage nommé Chesapeake, qui n’a guère plus de raison de dire grand-chose aux gens, il se résigne. »). C’était en 1985 et j’avais envoyé mon premier manuscrit à pas mal d’éditeurs, sans trop d’espoir, ou avec trop d’espoir, ce qui est souvent la même chose. Je travaillais alors en librairie, à Paris, place Saint-André-des-Arts. Je déjeunais en terrasse, à quelques pas de mon lieu de travail, quand un de mes collègues vint me trouver pour me dire que Jérôme Lindon me demandait au téléphone. Bien sûr, j’ai cru à une farce, et la conversation avec l’éditeur de Beckett a failli mal tourné tant j’étais incrédule. Mais un rendez-vous fut pris. Une fois dans le saint des saints, je me permis de faire remarquer à Lindon que son repaire m’évoquait un bordel, et il eut la gentillesse de me confirmer que c’en avait été effectivement un.
Puis Lindon m’interrogea sur mon texte, comme s’il voulait vérifier que j’en étais bien l’auteur, ou du moins digne, et me déconseilla alors de le faire publier. Oubliez-le et écrivez autre chose. Si près du but, il est assez déstabilisant de se voir sommer de jeter les clés. Je n’osai me prononcer en faveur de telle ou telle décision, mais lui promis de le revoir bientôt, promesse qu’il accueillit d’une moue à la fois amusée et négative, comme pour dire : j’en doute.
J’ai trouvé peu après un éditeur – Claude Pinganaud, des éditions Arléa –, faisant donc fi du « déconseil » lindonien. Difficile de dire, vingt-cinq ans plus tard, si j’ai eu tort ou non. La fortune de certains livres est parfois si proche de la non-publication que la question ne se pose pas vraiment. Voilà pour la petite histoire, dont il existe mille et une répliques. Mais en lisant le texte d’Echenoz, on sent qu’être son auteur a dû être une belle leçon d’humilité. Car Lindon n’était ni censorial ni paternaliste :
« Lui a horreur des états d’âme et qu’on le prenne pour ce qu’il n’est pas, que ce soit père substitutif, confesseur ou thérapeute, il déteste. »
En une cinquantaine de pages, Echenoz dit peu et beaucoup, dans un geste qu’aurait sûrement apprécié et boudé le grand Jérôme, à parts égales.
"La petite histoire" et son incertitude a posteriori - bonne à dire.
RépondreSupprimerTrès jolis souvenirs croisés.
RépondreSupprimer