Avec ce premier numéro de la revue Ligne 13, surtitré Tirer-un-trait, Francis Cohen et Sébastien Smirou proposent une trajectoire brisée d’une cohérence remarquable. Composé ironiquement, mais pas si ironiquement que ça, à la façon d’un roman, c’est-à-dire divisé en chapitre, pourvu d’un épilogue et doté d’une introduction, ce numéro vise ni plus ni moins à construire un objet, un objet-osselet renvoyant à un squelette concret, celui du corps poétique, un peu comme, et la chose est ici souvent répétée, la carte renvoie à elle-même, dans un effort pour faire fuir la représentation par des lignes déguisées en fêlures.
Partant du principe, vibratile, que la poésie est à la fois persévérance et nomadisme, Cohen et Smirou convoquent d’entrée de jeu quelques instances ethnologiques – Mauss, Malinowski – afin de se poser – sans pose aucune – en « collecteurs ». Le propos est donc de constituer « des empreintes de ce que nous considérons chaque fois comme une forme vertébrale de l’écriture ». Force est de constater que ce projet, bien qu’inépuisable, trouve en treize chapitres une suite de terrains impeccablement arpentés.
On l’a dit, la note donnée d’emblée est d’ordre ethnologique – mais l’on sent bien, et vite, que l’ombre portée sur le cadastre est davantage celle de Deleuze, prolongée par celle, intermittente, d’Emmanuel Hocquard, ce qui confère à la lecture de la revue une dimension double, la tentation rhizomatique de l’un se voyant doublée par la confection d’inouï de l’autre. Oscillation particulièrement sensible dans le texte que consacre Alain Cressan à la lecture hocquardienne du roman de Stevenson, L’Île au trésor, lecture riche et mobile qui donne l’envie de créer le concept d’inouïle afin de toucher au plus près ce ces énoncés insulaires qui n’ont encore jamais été ouïs, et que seule une lecture performative permet de révéler à eux-mêmes. Façon de rappeler – aussi – les liens subtils entre l’image-mouvement de Deleuze et l’image-langage de Hocquard.
Ligne 13 excelle donc dans la fabrication d’un lien, qui n’est ni liant ni ligature, mais trait – d’union ou de désunion, qu’importe, car le trait/tiret dont il est question ici se veut moteur, machine : ce que démontre indubitablement le texte Michèle Cohen-Halimi sur Nietzsche, où pas moins de neuf régimes de tiret sont analysés à même la rythmique de Par-delà le bien et le mal : le tirer comme marqueur de dialogue, fonction d’incise, indicateur de césure, agent de variation, etc.
Aux paramètres fluctuants de surface et de profondeur succèdent donc ceux, plus producteurs, de vitesse et d’acuité – et Ligne 13 de décliner les divers avatars de ces deux couples-machine, dans des textes se fixant pourtant des horizons et des cadences en apparence divergents. On passera ainsi du court et fort texte de Rémi Froger (T-i-t-r-e) où, au détour d’une allusion à un moment hitchcockien (course/vol), tout est dit sur la fonction possible du tirer-phrase, ou comment faire langage c’est passer par le montage, au texte césuré de Marie-louise Chapelle (L’ Etiquette), qui, fendu horizontalement, permet à l’œil de jouer les ponts, d’enjamber le hiatus, pour, enfin, lire en respirant :
le tracé sa ligne une parti tion : on produit des figures.
D’autres chapitres de Ligne 13, par un jeu subtil d’allusions naturelles, forment écho et aident à épuiser/dynamiser la notion d’objet-territoire, et il faudrait pouvoir citer le puissant travail de traduction effectuée par Abigail Lang sur les textes de J.H. Prynne comme le passionnant entretien entre Francis Cohen et l’artiste Jean-Michel Fauquet, dont le travail sur le carton vient résonner immanquablement avec ces « stocks de plis » que nous donne à palper Marie Rousset au chapitre 10, Marie Rousset qui à son tour parle de « furie rhizomatique » et de « singulière cartographie imaginaire ». Citer également le travail quasi-paléontologique auquel se livre Smirou sur un texte d’Anne Portugal, dans lequel revient ce souci de la vitesse, du tracé trop rapide ou trop lent. On aboutirait ainsi, au termes de tours et détours, à la revisitation fragmentée et anagrammatique du texte de Mauss par Frédéric Forte, qu’on avait déjà pu lire dans Une collecte, paru au Théâtre Typographique, mais dont nous est présenté ici un bonus en douze relances, qui bien sûr finit par titiller le propos général :
Siècle
momenta
temps que flèche se fonde
[Comment empêche-t-on que le fil se défasse ? ]
Enfin, on portera un intérêt plus que prononcé au chapitre 11, à savoir au texte de Laurent Prost sur la question de savoir s’il y a rupture entre l’âge de la prostitution littéraire et l’âge de la technologie littéraire, texte qui, au lieu de se nourrir du seul suc théorique qu’il arrache à l’idée de rature, tente quelque chose, en passant par Ponge et Artaud, mais aussi par Marx et Poe, quelque chose de très fort, d’invisiblement articulé sur une réflexion qu’on devine encore plus protéiforme. Prost se concentre sur la récente monstration des repentirs, et rappelle que le mot rasture provient du latin médiéval rasitoria (« racloir »), d’où il dégage une esthétique de la scorie, qui, peut-être, permettrait de se faire rejoindre texte abouti et vive voix. Mais Prost, plus malin qu’un scribe, en maître-rastaquouère (celui qui racle le cuir, étymologiquement) brouille ses propres pistes, ironise et plagie, et s’il tranche, c’est à même notre naïveté – car ainsi qu’il achève :
Fin de l’histoire. Ça commence à te puer au nez.
On conseillera donc à tous ceux qui aiment le mouvement d’emprunter durablement la Ligne 13, ennemie des terminus et grande enjambeuse de percepts.
Ligne 13, n°1 / Printemps 2010 – Tirer-un-trait – Revue dirigée par Francis Cohen et Sébastien Smirou. Dessins : François Matton.
www.ligne-13.com
Merci pour cette découverte. Et pour l'étymologie de rastaquouère, dont la question depuis des années me turlupinait.
RépondreSupprimerencore une tentation, spécialement forte
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