Après Défaut d'origine (Allia, 2003), Terrain vague (Allia, 2005, illustrations d'Alexis Gallissaires) et Nous Autres (Naïve Sessions, 2005) – trois livres consacrés à la porosité de l'individu, aux frontières floues des huis clos que nous traversons, aux charmes vénéneux de la répétition, aux plis du dédoublement de soi –, Oliver Rohe nous propose une trilogie tressée en un, un triangle de voix possiblement isocèle, trois régimes de déréliction (comme Deleuze disait: trois régimes de fou). Un peuple en petit, qui sort cette semaine chez Gallimard, est non seulement l'aboutissement de ce parcours d'écriture, il en est aussi – et surtout – le dépassement, et réussit, par la magie en apparence irréconciliable de ses trois voix, à créer un état de grâce tout en grincements et bouleversements.
Peut-être faudrait-il partir du paradoxe du sorite pour savoir de quel peuple nous parle le titre du roman de Rohe. Combien de grains faut-il pour faire un tas? Est-il impossible de composer un tas par l'ajout d'autres grains? Quand le tas cesse-t-il d'en être un sous l'effet de la soustraction? De même: à quel peuple aspirent les destins contigus du livre? Ni un peuple épris de nation, ni une tribu en mal d'agrégation, c'est certain. Plutôt l'objet livre, le pays roman, comme terre d'accueil de ces drôles d'exilés. Façon de redéfinir l'hétéroclite et de miner l'individuel; façon surtout de faire entendre/résonner/bégayer la langue en ce qu'elle constitue autant qu'elle défait l'hôte-locuteur qu'elle contamine.
Il y a Karl, l'acteur obsédé par le Richard III de Shakespeare qui se replie sur son Bochum natal (Allemagne) pour y jouer le Willy (autre William…) de Mort d'un commis voyageur. Un Karl-Lear que ronge in extremis l'absence de sa fille et qui se découvre au fond de la gorge une tumeur. C'est l'histoire d'une suffocation, d'une voix étrécie par les renoncements, une voix qui pourtant s'épanche en séquences de plus en plus longues, de plus en plus têtues et hostiles à tout renoncement, où bruit l'écho d'un Thomas Bernhard. Bien que menacée d'extinction, au sens littéral, la voix de Karl est (soûl)tendue par le souci de décrire tous les instants de ce long chavirement, de les décrire et d'en déplier les proustiennes vibrations, puisque "la question de mon corps en dehors de la scène est désormais définitivement réglée".
Il y a ensuite le dénommé (mais par qui?) Heinrich (?), qui sous d'aures cieux (d'autres plafonds) aurait pu être une blatte kakfaïenne (un homme-plante beckettien), mais qui, pris dans la banale tourmente d'une vie locative, se retrouve pion dans un immeuble, pion dans un jeu aux règles imprécises. Baptisé 'Personnage Deux', ce narrateur-ci est pris dans un entre-deux ontologique (comique) qui se traduit par une suspicion linguistique permanente: les choses pourraient-elles s'appeler autrement? cette chaussure-ci, pourrait-on la désigner sous le nom de tourniquet ou de sauce? Qu'y perdrait-on? Qu'y gagnerait-on? Et qu'en est-il des êtres? Si Serge est un Jean-Claude, alors tout peut basculer, glisser, déraper, plus rien ne coïncider? Et de fait la voix de ce Personnage Deux (appellation prudente et en même temps signe certain de schize) est progressivement contaminée par les parenthèses, jusqu'à dévoration complète du sens., avant l'ultime éclaircie. Personnage à la Buster Keaton (mode Beckett, bien sûr), qui glose sur place et décline à l'infini moins un les possibles du langage, trouant du coup son discours et par ces trous fuyant, se délitant, nous aspirant aussi, nous lecteurs, entre vertige et hilarité.
Enfin, il y a ce jeune narrateur dont les chapitres sont signalés par des dates s'échelonnant du 3 janvier 1979 au 5 février 1989, un garçon dans un pays en guerre (le nom de pays n'est jamais donné, parce qu'il n'est pas un don mais une fracture). Un garçon contraint aux déménagements, aux déplacements, protégées par des femmes ("elles"), sujet aux peurs et aux émois, bien sûr, mais pris dans une telle violence quotidienne que le souffle de sa diction est à jamais privé de pauses: ici, nulle virgule, il est trop dangereux de s'attarder, les choses se pressent, vont d'un point à un autre, la phrase est un no man's land qu'il convient de traverser sans s'abîmer dans la révérence superflue de ces virgules par ailleurs indispensables à l'acteur de Bochum. Il est question de survie, d'une autre forme de survie, car ici personne ne connaît le texte du drame qui se joue.
Ces troix voix, Oliver Rohe les alterne savamment, sans systématisme, attribuant vingt-neuf chapitres à Karl, vingt-neuf à Personnage Deux et dix-neuf au jeune garçon (comme si ce dernier, en plus des virgules, avait été dépossédé d'autres dates, d'autres vies). Ces trois destins se croisent-ils? Les brins de cette guirlande forment-ils un fil? Rohe est bien trop subtil pour nous offrir le luxe artificiel d'une trame conciliante et c'est la lecture, dans son parcours tout en hiatus et vertiges, qui produit ses propres résonances, invente ses propres émotions, déclenche ses propres éclats de rire. C'est la langue qui, en soixante-dix-sept chapitres, se voit sommée d'affronter son inévitable étranglement: langue menacée de Karl, langue trouée de Personnage Deux, langue en fuite du jeune garçon.
Un peuple en petit d'Oliver Rohe est un livre d'une facture (d'une fracture?) à la fois impeccable et tremblée, qui porte l'inconciliable à un degré d'ébullition narrative on ne peut plus redoutable. Une leçon d'écriture du monde, des corps, une fragile odyssée des balbutiements, une déclinaison des aveux: le livre est tout cela et bien d'avantage. Sa rigueur en garantit la grâce, sa liberté en assure la folie: et l'on comprend enfin ce qu'est un livre qui invente le lecteur.
wow! ça donne envie de (re)dévorer rohe.
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RépondreSupprimerHeureuse et douce année 2009 à vous...
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