mardi 2 septembre 2008

Iliade longtemps

Zone est un livre qu'ausssitôt on aime, dont on tombe amoureux comme d'une fille qui vous offre la braise de sa cigarette en guise de lèvres, et vous gifle au ralenti plutôt que de vous inviter à l'inique visite de ses entrailles. Car la vie est injuste. Le monde est une farce. Et l'histoire n'est que concentrations de camps et tirs embusqués. Les bourreaux s'avouent victimes et les victimes postulent à la charge de bourreaux. Nous ne serons jamais que les sinistres snipers de nos destins. Mathias Enard, avec ce quatrième livre, retend les cordes et largue les amarres. Il arme sa phrase, doigt sur le pontet, et vise la cible qu'est notre mémoire aveugle et sourde, il dit ce que notre cœur ferroviaire, entre Milan et Rome, pourrait dire si nous savions ce que, de l'Illiade à Joyce, des charniers de Carthage aux massacres balkaniques, nous pourrions chanter et pleure, nos cendres dans nos cheveux et nos griffes sur le sol insaisissable de l'Histoire. "tout est plus difficile à l'âge d'homme": ainsi commence un des cent meilleurs romans du siècle: un règlement de comptes avec l'insolvavble vérité trahie du vingtième siècle.

Le train démarre, un homme somnole dans le cauchemar de Dédalus, il vit et revit les amours saignées et les amitiés enfouies, son périple doit l'échouer à Rome pour livre au saint pontife ou ses démons le registre entier des crimes que l'humanité ne s'excuse pas d'avoir commis. 5OO pages comme autant de kilomètres entre Milan le rapace et Rome la déchue. 500 pages où un certain espion s'espionne le cœur et l'âme, à l'ombre mâle et sublime des chants homériques.

Qui est cet homme, qui traverse l'Histoire, la campagne italienne, les lits défaits des amours chues, les rêves brisés de ses contemporains? Il a trahi la trahison et confié l'aveu aux nuits muettes. Il pleure quand nous réfléchissons et tue quand nous hésitons. Il est la conscience effritée de cette vaste ébullition qui a pour nom Europe mais qui s'est jouée entre les lèvres distendues de la Méditerranée. D'une phrase d'une seule, Mathias Enard raconte non le cheminement d'un égaré, non l'odyssée d'un simple "mouchard international" ou d'un improbable "rejeton d'Arès", mais – à coups de salves, d'incises, d'incisions, de décisions – la ligne tremblée et flottante d'une existence vouée aux crimes indispensables. Lumière, ombre, beauté, silence: la voix qui prend le lecteur à la gorge et par les couilles sait d'où elle vient et où elle va. Sarajevo et Auschwitz sont notre hier et voisin — qu'en avons-nous cru que Troie était tombée? quand Cervantès a-t-il failli perdre plus que la main? Pourquoi oublions-nous? Mathias Enard n'oublie rien, ni les Palestiniens de Genet ni les campagnes de Bonaparte. En aède rude et bacchique, il trace les errances de toux ceux qui, à l'heure de choisir, décident malgré eux, et font l'histoire. Dire ce que ce livre est un chant est une évidence. Il en est vingt-quatre. Non en seul hommage à Homère. Mais aux heures du jour qui font que le Temps est peut-être un jour éternellement recommencé. Et si Zone est nietzschéen, il l'est dans l'amour, dans la folie, dans la négation.

Un homme prend un train, ou une décision, une femme – mais ce qu'il prend il le prend avec son corps, l'archéologie fastidieuse et pourrissante et sublime de sa mémoire. Il n'a oublié ni les caresses ni les coups. Enard nous donne : il nous donne tout. Les cris des porcs qu'il faut égorger pour bouffer, des villes qu'on rase, des lettres qu'on n'écrit pas, des mots qu'on perd au pied du lit. Sa prose, qui s'est nourrie et ravie de Cendrars, d'Appolinaire, qui est le cou coupé de la littérature telle qu'elle née à l'aube des charniers des guerres, est une prose qui nous parle aussi de Burroughs, de Genet – parce que les crimes qui sont commis dans ces pages sont, avec autant de gloire défunte, décrits, narrés, vécus, fourgués.

Zone est le train que nous n'aurions pas dû prendre. Le périple que nous aurions préféré ne pas entreprendre. Parce que nous sommes lâches et que, très rarement, la littérature ose dire et ausculter et épouser les drames sans pour autant les négocier à l'aune de la conscience. On parle souvent du rapport des écrivains au réel. Avec Enard, la chose est claire et entendue: toute sa prose le dit: quand Cervantès manque périr à Lépante (et n'y perd que la pogne), c'est notre faculté à rapporter qui tremble et faillit. Qui fait l'histoire Qui s'érige Tribunal? Qui libère les Camps? Enard se méfie des majuscules comme de la prédestination. Il préfère les corps amoureux enroulés dans les tapis, les émois moirés au ciel inversé de Venise, les trouilles flanquées au froc. Il nous dit le soldat qui rampe et l'amant qui mouille.

Zone est un grand livre, non parce qu'il nous parle de ce que l'Europe n'a pas su faire, non par ce qu'il nous conte, fragmentairement et minutieusement, ce qui fut fait et défait entre Gibraltar et Suez, mais parce qu'il initie un phrasé à la fois merveilleux et désespéré. Lire Enard c'est partir, c'est mourir, c'est revivre – c'est, avec lui, écrire le temps retrouvé, perdu. Un écrivain ne juge pas. Il libère tout: toutes les puissances: les siennes, celles de l'histoire, de la géographie. Et surtout il fait ce que fait Enard: il se noie dans la beauté de l'aveu et du mentir-vrai. Il nous rend à notre éternelle attente.

Que celui qui n'a pas lu Zone me jette la première et la dernière pierre.


18 commentaires:

  1. Ni première ni dernière, puisque Zone est à mes côtés. Lacrimosa aussi. Corniche Kennedy et Face à Pynchon : chasse au libraire ouvert entre les horaires de bureau, aujourd'hui même (on évitera le maxi marché virginal et l'agitateur au logo caca d'oie. Pourquoi ? Pour la beauté du sport, pardi ! Rien ne vaut la quête, qu'un livre joue à cache cache, se fasse désirer, nous fasse de ses beaux yeux d'amour anticipé, mourir... )
    [quelque chose me dit que je reprendrais bien un café...]

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  2. Encore un papier magnifique... Pourquoi ne pas le publier sur FFC ?

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  3. oh là, votre style reflète-t-il celui du livre ?
    car c'est un exercice de style, cette chronique.
    imaginons que quelqu'un n'aime pas ce style, aurait-il envie de lire le livre ? si le style est conforme à celui du livre, c'est une bonne préparation pour prendre la décision de le lire ou pas.
    Sinon, ça chamboule tout.

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  4. Oui mille fois oui pour Apollinaire, et d'autant plus quand on choisit la première fin qu'il avait écrite pour son poème "Zone" :

    "Soleil levant cou tranché".

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  5. @ema : m'est avis que la question du rapport des styles (celui d'Enard et celui de Claro) n'a pas à se poser (s'il doit malgré tout affleurer, j'espère bonnement qu'ils sont sans lien, sinon il y aurait du loupé dans l'affaire - mais je crois bien (n'ayant pas ouvert Zone) reconnaître les ingrédients Claro qui tordent le cou à l'éventuel soupçon d'imitation). Bref. Peu d'un compte rendu comme on en lit dans la presse ; c'est davantage et c'est autre chose, ça lorgne avec gourmandise du côté du genre infiniment malléable de l'« essai » tel que pratiqué - en guise de hauts exemples - par Michon, Macé, Sebald... Où le texte évoqué est pré-texte (en quoi il peut en effet donner ou non envie d'y plonger à son tour). Et prétexte. À écrire.
    (si je me fourre le doigt dans l'oeil jusqu'à l'épaule, l'auteur du blog, je présume, saura rectifier).

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  6. Piste pour ema & daniele dans Chronicart#48, actuellement en kiosque. Interview de Mathias Enard dans laquelle, en réponse à la question quels sont les auteurs qui vous influencent ? voici ce que répond l'auteur :
    "Quant aux auteurs français contemporains, Jean et Olivier Rolin, Arno Betina, Olivier Rohe ou Claro ont, chacun à leur façon, eu une influence sur mon écriture. Dans "influence", il y a "fluer", un flux. C'est tout ce qui passe, ce qui nous touche, nous effleure. Des livres, certes, mais ussi des films, des personnes, des musiques..."

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  7. Merci pour ce texte! il redouble le plaisir de dévorer Zone à grande vitesse...

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  9. eh bien tu nous gonfles 1 peu en critiquant que des livres publiés par ton éditeur et des copains á toi, t'as rien lu d'autre ?

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  10. Chère Mary, la vie est injuste. Je lis les livres des amis, ceux que publient mon éditeur, parce que ce sont que j'ai en premier, et que je veux lire, sachant qu'il y a des chances pour que je les aime. Je lis aussi d'autres livres, de gens que je ne connais pas, publiés par des éditeurs qui ne me publient pas, et j'en parle aussi.

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  11. "La mort est un Tchèque germanophone avec un horaire de chemin de fer"

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  12. "Lumière, ombre, beauté, silence: la voix qui prend le lecteur à la gorge et par les couilles sait d'où elle vient et où elle va."


    "Lire Enard c'est partir, c'est mourir, c'est revivre."



    Bigre, c'est beau comme du Laure Limongi !


    Le livre doit vraiment valoir le détour, pour qu'un copain renonce de la sorte à toute pudeur pour en parler.

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  13. Christophe Claro se fait bousculer par Juan Asensio à travers mon Knol sur Zone. C'est dur mais sûrement enrichissant. « mais qu'est-ce donc, Christophe (mais oui, vous avez un prénom, vous devez en être, je le parie, le premier surpris) Claro, qu'est-ce donc qu'un roman qui n'a pas été façonné à l'aune de la conscience sinon, pas même, une pauvre écriture automatique de potache amateur de bizarreries, une bluette comme nous en avons tous commises, une rinçure indigne d'un travail véritable sur la langue, un petit jeu de poète de quarantième zone ne se prenant même pas au sérieux, qu'est-ce donc, Claro, qu'un roman qui ne négocie rien mais accepte tout, ne rejette rien ni n'élague, prétend resserrer ses mailles jusqu'à emprisonner sans ses rets le plancton le plus anodin, qu'est-ce donc qu'un roman qui confond toutes les souffrances en voulant toutes les écrire, qui mélange toutes les joies, toutes les trahisons, tous les bourreaux, toutes leurs victimes, tous les salopards et les saints, si tant est que ces derniers existent dans l'immense Zone ayant les dimensions de la nuit, qu'est-ce donc, Claro, qu'un roman[...]»

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  14. Se faire assaisonner par Juanito passera bientôt pour un titre de gloire.

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  15. Après réflexion... Juan Asensio, catholique diaboliste, est notre Enoch Soames.

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  16. On dirait que Claro s'est trouvé une Némésis ! ;-)
    Pas de Randolf St Cosmo sans son Igor Padzhitnov...
    Allez les Casse-Cou !

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  17. mais est-ce que tu as encore le temps de regarder la télé avec toutes ces lectures en une seule phrase un peu comme les billets uniques pour étudiants allemands qui sillonnent la molle europe pour même pas mille balles sinon sur ithaque je conseille "les hommes clairs" de renzo rosso sur le racisme grec et la cruauté d'ulysse qui pouvait les comprendre les prétendants puisqu'il aurait fait pareil enfin tout ça c'est en substance of course en tous cas cet éloge-ci de zone paraît moins en phase et plus emphase ...

    www.guillaumefedou.fr

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  18. Merci à cette prose invertébrée et flasque, lorgnant vers la bouillie, et qui prétend tenir lieu de critique littéraire : elle m'a permis d'entamer la journée sur un grand éclat de rire !

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