Le nouveau texte d'Arno Bertina (sortie le 2 octobre aux éditions Verticales) s'appelle Ma solitude s'appelle Brando, mais celui qui dit "je" dans ce titre n'est pas l'écrivain (nul egopathie chez Bertina), mais un aïeul, un disparu brièvement croisé dans l'enfance, quand les chemins, divergents ou perpendiculaires, s'essaient magiquement au parallélisme. Bertina ne cherche pas à composer un portrait, il crée des souvenirs, précis comme des miniatures, scandés comme des arpèges à ressorts, et les ayant brassés les redistribue. Cet aïeul est autrement plus intéressant que le Tartarin mis récemment en scène par Olivier Rolin: moins de panache, moins de rodomontades, il est d'une chair plus volatile qui n'avale jamais l'écriture. Bertina tourne autour de lui tel un oiseau, sans jamais le becqueter, mais en le scrutant de ses phrases parfaites. Car Bertina nous donne ici une impressionnante leçon d'écriture: et si l'on peut, effectivement, penser à Pierre Michon (des vies minuscules plus grandes à l'intérieur qu'à l'extérieur, une syntaxe aux phalanges rusées), on pense parfois à Glenn Gould chuintant au-dessus du clavier, ou plutôt, à Keith Jarrett et son Köln Concert: une précision sans cesse renouvelée de la scansion. Certains passages se lisent avec les doigts, comme si la lecture découvrait des mètres cachés, une gamme subtile:
Ce n'est que par là – cette chose qui vous ulcère – que je mériterai pleinement de mon sang – je vous ôte ces mots d'une bouche dont vous gardez les lèvres pincées ; si nous étions nobles vous auriez du "sang" plein la bouche, mais nous ne le sommes pas et ne pouvons parler que de droiture ou de vertu.Cet aïeul a voyagé, a administré des colonies (l'Afrique fantôme hante le livre), il est revenu, a vieilli, a décliné selon certains, implosé selon d'autres ("son espace mental s'est encore agrandi", constate le médecin…): le texte de Bertina, lui, ne se laisse pas coloniser par la nostalgie, ni exiler par l'exotisme, il avance, par blocs savants et mesurés, variant les vitesses, avec un art ponctuant qui laisse admiratif. Et jouant des temps verbaux comme un chimiste désireux de créer de minuscules précipités, d'infimes explosions.
Il y a quelque chose de mâle dans cette histoire. […] De mâle cassé pourtant, ou toujours sur le point de rompre, trop tendu vers une chose qui est hors d'âge, creusant dans leur vie un hiatus large comme un ventre vide.Sous couvert de mémoire par contumace, Bertina crée sous nos yeux un art poétique qui jamais ne se regarde, qui jamais ne s'oublie – il dit ainsi la fêlure et des corps et des souvenirs, et des vies et des époques. Ma solitude s'appelle Brando – parce qu'un homme est une île, une terre littéralement "désappointé" – est lui-même scindé en deux, d'abord le déroulé déréglé d'une vie, des questionnements et des rêveries, une approche du sujet par esquives et caresses; puis le vent souffle, décollant les pages de l'album, et passé la page 44, les paragraphes débutent par des hiatus, justement, des (…) sont comme des grains de sable s'échappant entre les doigts du narrateur-sablier.
Sous-titré "hypothèse biographique", Ma solitude s'appelle Brando, fort de ses impeccables soixante-dix neuf pages, envoûte très sereinement le lecteur tel un piano perdu dans le désert, ou comme ces bulles dont il est question dans le livre, des bulles d'air qui se déplacent sous la banquise à la recherche d'une issue. Qu'est, et dans le ravissement, la lecture.
(Note: dans un commentaire laissé à la suite d'un autre post portant sur un autre livre, quelqu'un m'a reproché de ne traiter que des écrivains-amis ou bien des auteurs publiés par mon éditeur; je préciserai donc qu'Arno Bertina est mon ami et qu'il est publié par mon éditeur. Qu'on reproche donc à Arno d'écrire des livres qui me parlent et à Verticales d'en éditer – dans cette affaire je n'y suis pour rien. L'amitié littéraire a pour moi un sens qui se passe d'ascenseur et de censeur.)
génial, hâte de le lire, et merci aussi pour les croisements avec d'autres lectures.
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