lundi 25 août 2025

Stéphane Bouquet: Pour mémoire, à la page la plus proche

 


J'apprends la mort de l'écrivain Stéphane Bouquet en cet août finissant, et sur mes étagères tous ses livres ou presque insistent à prétendre le contraire, alignés sobrement, debout, étonnamment présents et contemporains. Interrompue, une vie qui fut, non sans difficulté, écriture ne l'est jamais tout à fait, elle reste à portée de main et d'œil, comme un ami réduit à sa plus discrète mais têtue expression. Je me contenterai donc de reproduire ici quelques textes que j'ai, par un passé devenu désormais mémoire, écrits et publiés sur ses livres, au fil d'ans et d'amitié pointillée. On ne fait pas le deuil d'un écrivain, on le lit jusqu'au bout de soi.


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Parfois, on ne sait pas comment parler des livres, tant on a l'impression qu'ils parlent d'eux-mêmes, que la parole qui la hante et les traverse n'a pas besoin de nos scories verbales. J'ai lu Vie commune, de Stéphane Bouquet, comme tous ses précédents livres, à savoir: en proie à. En proie à quoi? Mais faut-il trouver un sujet à cette sujétion? On peut juste être "en proie à", puisque ici la poésie s'empare de, traite la, revient aux.

Les textes de Bouquet exigent une forme d'abandon attentif très particulier. Une tristesse qui est aussi une joie dépassée s'y promène. Il y a l'un et le multiple, soi et les autres, son corps pour seule passerelle, mais aussi un rêve d'empathie, une frêle tentative de dialogue. Le livre s'ouvre par un poème intitulé "En guise d'excuse", et d'emblée Bouquet nous entraîne dans l'expérience du "rejet" – au sens formel, puisque son vers, quoique fluide, subit la contrainte du "retour à la ligne", comme si son dire excédait l'espace alloué. L'émotion, alors, naît de ce souffle étiré qui semble se contracter puis s'élance à nouveau, relance les dés, comme on croise et décroise les jambes pour signifier qu'on a envie de courir mais que, non, on va rester, là, et parler, tenter de parler. J'y sens l'influence d'une certaine poésie américaine, travaillant la métrique pour réinventer de nouveaux déplacements langagiers. 
"l'original. De toute façon
mes amis j'écris de moins en moins de poésie. J'ajoute juste
des mots à des jours
en espérant y trouver la raison de surpasser l'odeur intense
de solitude qui
me stagne sans arrêt sous les bras et puis re-salves
d'encouragement
des troubadours intérieurs: continue, continue d'entrelacer
ton vers à la seule vérité
qui soit et la stupeur d'exister."
Mais Vie commune comporte aussi ce vers: "Je déclare la solitude ouverte", phrase qu'il faut entendre dans toute sa prometteuse multiplicité. Et le fait est que, tout en étant agité de replis, d'écarts, Vie commune est aussi le livre des rencontres altérées, proche en cela, bien sûr, des pièces de Tchekhov. On s'y côtoie, et même si on y baise aussi, ce côtoiement s'efforce de jeter les fondations d'une sociabilité déchue. Oui, je sais, ce n'est pas très clair, dit comme ça. Ce qui est clair, en revanche, c'est cet au-delà du romantisme qui fait dire à Bouquet:
"en sont restées là. C'est cela l'essentiel: se vautrer dans la
forme
idéale ou provisoirement idéale. Bien sûr pendant ce temps,"
Se vautrer dans la forme: parfois, on ne sait pas comment parler des livres, tant on a l'impression qu'ils parlent d'eux-mêmes, que la parole qui la hante et les traverse n'a pas besoin de nos scories verbales. Bouquet, dans ce livre composé de trois poèmes, une "pièce" et trois "portraits", parvient à chanter/traduire sans le moindre trémolo la rigueur d'exister, le besoin de désirer et l'attrait des circonstances. Regardez, tout est dit, ici:
"de raison valable. Un jour
les méduses à leur tour ont trouvé que leur forme
convenait aux circonstances."
Les plus beaux textes sont des méduses – et Bouquet le rappelle et le prouve une fois de plus.

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Stéphane Bouquet, Vie commune, éd. Champ Vallon, 14 €

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Laissons la question de savoir si Nos amériquesde Stéphane Bouquet est un récit poétique ou un poème narratif se dissoudre d’elle-même dans le a minuscule de ces amériques dont l’auteur fait la semence éclatée de son livre. Mais minuscule ne veut pas dire insignifiant, bien au contraire, puisqu’il s’agit ici d’amériques-particules, en fragile suspension, de lumière autant que d’ombres. Puisqu’il s’agit ici du désir et de la « grande étreinte ».
La scène se passe à New York, pourrait-on, cavalièrement, dire, mais ce serait alors pour rectifier aussitôt et dire : la scène se passe de New York, même si les mots s’aventurent « dans la forêt de fer du vieux / Brooklyn juif ». Bouquet ne raconte pas un séjour, mais séjourne plutôt dans ce qui se raconte, les moments, les échappées, les aperçus, les pensées qui prolongent les regards. Ses amériques sont d’abord celles de la langue, et il les laisse contaminer sa phrase, pas seulement en jouant de la francisation (« sex-appelant ») ou de la traduction distordue (« now we’re only dying / maintenant nous sommes seulement plusieurs adresses de la mort » ou « corn-fed/maïs-nourri »…), mais également en autorisant le calque syntaxique américain à ronger la formulation française (comme dans ce « Il s’en sorte de souvient mais en fait non » ou le « sort of » persiste et signe).
Il y aussi chez Bouquet un jeu très subtil entre le déterminé et l’indéterminé, qui permet une ouverture du sens en même temps qu’une étrangeté du familier. Ainsi, le syntagme « dans une chaleur de chambre » non seulement n’équivaut pas à « dans la chaleur d’une chambre », mais demeure irréductible à la sensation qu’il évoque. Idem pour la phrase : « c’est octobre doux », où l’absence d’article permet au qualificatif de flirter avec la substance. Enfin, l’auteur parvient à détourner des formes abrégées sans que jamais le texte ne vire au texto, faisant plutôt de ces mots écourtés les médiums d’un temps volé, d’une accélération, conférant alors aux mots qui suivent une persistance d’autant plus renforcée :

« les si nbreux

sermons caduques, la pelouse en mémoire »
 ou
 « càd la mort ici
est une personne non dramatique »

Poème forgeant lui-même sa langue dans l’entre-deux du séjour, Nos amériques a parfois des accents ashberyens – Bouquet est, comme on le sait, un "habitant" de la poésie américaine, parfois des fulgurances à la Dennis Cooper, comme en témoigne le chapitre 11.1 qui après un inespéré enfouissement dans une « aisselle autorisée » s'achève sur ces mots :
« – oui, je dis, baigné dans sa sueur pas lavée et feuillue de trois quatre x jours, possesseur soudain de sa formule profonde, et du coup, de la, euh, c’est ça, vérité. »
Tout le livre, bien que fragmenté et moléculaire, vibre au son et sens des saisons-sensations, et tantôt l’on baigne dans « le lilas de notre printemps », tantôt l’œil se perd dans « l’automne compliqué des branches », l’esprit se projetant parfois dans un « « été de week-ends purs ». On l’a dit au début : le séjour décrit ici est celui d’un désir en suspension, à la fois avide et tapi, qui cherche dans l’éloquent secret des corps et des visages un lit où laisser couler le fleuve des perceptions. Mais c’est dans un chapitre intitulé Le cahier de méditation que l’auteur va plus loin encore, conscient que « eros » « est très probablement la même chose que l’eau », puis entraînant imperceptiblement cette contigüité des sens vers une explosion (é)jaculatoire qui voit le clair fluide du désir se changer en lait de joie à l’orée du visage : « tout un avril inopiné »…
Nos Amériques est bien sûr plus complexe et plus enthousiasmant encore que ne le laisse transparaître ce trop rapide survol. Il s’en dégage une « verte fraicheur de survie », portée par une troublante audace syntaxique et un sens chimique des perceptions, qui font de ce ce livre, une nécessaire et vitale leçon d’écriture.
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Stéphane Bouquet, Nos amériques, Champ Vallon (2010), 12 €

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J’ignore si la chose est susceptible d’être brevetée, mais je vais néanmoins vous proposer un petit exercice qui, allez savoir, pourrait fort bien nous aider à embrasser une œuvre. Le principe en est simple : composer un petit texte – un poème ? – à partir des titres d’un écrivain. Exemple : « L’Iliade, cette odyssée. » Attention, ça ne marche pas toujours. Parfois, ça passe, mais de justesse : « L’éducation sentimentale de Madame Bovary est une idée reçue. » Souvent, c’est instructif : « La soumission des particules à un territoire élémentaire. »

Ce jeu n’est pas toujours vain, et je vous propose aujourd’hui de l’appliquer aux livres de Stéphane Bouquet : « Dans l’année de cet âge, un monde existe : le mot “frère”. C’est un peuple, ce sont nos Amériques, et les amours suivants forment une vie commune. » La formule, à défaut d’être magique, a le mérite de lier, en une liasse sensible, des fleurs qui ne sont pas seulement rhétoriques. D’emblée, une sensation s’impose : celle d’une communauté à la fois rêvée et désirée. Quel nom lui donner ? Sans doute celui de son nouveau livre : La Cité de paroles, recueil de textes tournant autour de la question suivante : que peut la poésie ? Est-elle part des anges ou élan démocratique ? Distingue-t-elle ou rassemble-t-elle ? Très vite, d’autres questions surgissent, d’autres intuitions s’imposent. Sexe et scansion : « Lis-moi un de tes poèmes, je te dirai à quelle vitesse tu te masturbes. » Provocation ? Pas sûr. Excitation, plutôt. Il suffit pour cela de sonder Claudel ou Ginsberg. Bouquet nous propose ce fil rouge, et bien tendu : « Toute décision littéraire est elle-même, aussitôt, une décision politique, et donc transitivement, une décision érotique. » Réjouissances, donc.

Pour éprouver ces questions, faire vibrer ces intuitions, Stéphane Bouquet convoque toute une tribu de poètes qui ont peut-être en commun l’idée qu’un corps, justement, parce que commun, est une leçon d’égalité, l’occasion d’un partage. La poésie serait moins le récit de sa pénétration que l’histoire de ses caresses. Or une caresse est avant tout affaire de vitesse, et la métrique n’est rien si elle n’est pas désirante. Oui, le rythme est secousse. « L’invention du vers libre n’est pas seulement une libération métrique, c’est une libération sexuelle. » Se branler sous les ponts : c’est ainsi que Ginsberg définissait son art.

« La Cité de paroles », de Stéphane Bouquet, serait-elle une anthologie poétique déguisée ? On serait tenté de dire : oui, mais une anthologie secouée, prolongée, commentée, traversée

Cette idée, quasi communiste ou du moins foncièrement rimbaldienne, selon laquelle la poésie, pour changer la vie, doit en créer, l’ensemencer, Bouquet la porte à incandescence avec le renfort d’une fratrie de poètes : outre ceux qu’on a cités plus haut, ajoutez Constantin Cavafis, Lorca, Hart Crane, Luis Cernuda, Rimbaud, Jack Spicer, Frank O’Hara, Malherbe, Hölderlin, Rilke, Wallace Stevens, William Carlos Williams, Gertrude Stein, Charles Reznikoff, Ted Berrigan, E. E. Cummings, Paul Blackburn, Robert Creeley, James Schuyler, Baudelaire, Leopardi… Et là, vous vous demandez bien sûr : La Cité de paroles serait-elle une anthologie déguisée ? On serait tenté de dire : oui, mais une anthologie secouée, prolongée, commentée, traversée. Et surtout : millimétrée – profitons-en pour rappeler cette saine sentence du cinéaste Youssef Chahine : « L’orgasme est une question de millimètre. »

La précision est d’importance. Car Bouquet ne nous joue pas ici la sérénade des pulsions. Quand il aborde le poétique, c’est vers par vers – et de s’infiltrer dans les césures, de révéler les rejets, traduire et déplier. Ici, il expose la nuance pasolinienne entre le « rapide et sautillant » (le rythme de la bourgeoisie, l’argent jazzy) et le « tempo de la mélodie » (les ruelles de Rome). Là, il traque le retour du « r » dans la langue de Malherbe, l’obsession du « o » chez Cummings. Ailleurs, il interroge le lien entre argent et beauté. S’arrêtant chez Cesare Pavese, il teste haut et bas voltage : le poète isolé qui foule les nuées, ou le poète mâchant la vie commune. Partant de Gertrude Stein, il montre comment la danse, celle pensée par Martha Graham ou Merce Cunningham, a réinventé la poésie américaine : « Si le corps est le langage, et si la scène est la page, alors on comprendra qu’un poème américain est un poème démocratique et que le poème démocratique produit de l’égalité dans le langage et sur la page. » Profitant de Rilke, il ausculte la notion d’horizon, y pressentant une « intensification charnelle du présent ». Passages magnifiques, aussi, sur le « règne de la caresse » et le « bercement » chez Baudelaire…

Faire commerce, engager la conversation : en assignant au poétique ces deux rôles (pôles ?), Stéphane Bouquet démontre à quel point lui est chère ce qu’on pourrait appeler une « agoraphonie », chant de place publique, chant public, brassage sonore, ou comment troquer rythmes et images en un bordélique marché. Là encore, on a envie d’inventer un mot pour décrire l’acte d’animer l’espace poétique : populer. Peupler/copuler. Faire s’ébattre le petit peuple des mots. La « cité de paroles », selon Bouquet, n’est pas que paroles citées. Elle est vie et vivier. Car elle recèle ce qu’il appelle, dans un des plus beaux textes du recueil, une « cache de douceur ».

La Cité de paroles, de Stéphane Bouquet, Corti, « En lisant en écrivant », 216 p., 19 €.