Imaginez l’infini monologue d’un être ordinaire au sein d’un monde intolérable, le nôtre. Avec Les Lionnes, Lucy Ellmann nous embarque dans le cerveau d'une femme au foyer, véritable boîte noire en expansion qui devient la matière même du récit. Une femme au foyer ? Le foyer irradiant d’une femme ? C’est tout un, dans cet ardent lamento à paraître le 20 août.
Le monde assaille constamment la narratrice des Lionnes, mère de quatre enfants, recluse dans sa cuisine où elle confectionne toutes sortes de desserts. La folie du réel qui s’engouffre en elle la secoue à chaque page. Tout la traverse, la déstabilise, l'indigne : l’indécence des entreprises qui polluent comme on respire, l’amour des armes qui pourrit le cœur américain, les animaux parqués et torturés, les rivières qui moussent de mort, l’asservissement des femmes, l’extermination des Amérindiens, mais aussi le manège incessant des souvenirs dans une mémoire qu’elle sait friable, sa mère morte des suites d’une longue maladie, les rares joies auprès d’un père intermittent, un premier mariage calamiteux…
Ce monologue intérieur, fleuve hypnotique charriant pensées et émotions, scandé par la ritournelle des faits – chaque phrase débutant par "le fait que"… – est hanté par un animal. En parallèle à la vie « domestique » de la narratrice, le lecteur suit le parcours erratique d’une lionne des montagnes, cherchant à travers plaines et villes ses petits qu’on lui a ravis. Le destin de cette femelle aux abois est à l’image de notre héroïne, qui elle aussi sait sa « portée » menacée. L’Amérique est folle. Elle dévore ses enfants. Comment les protéger quand on est soi-même considérée comme une invisible ?
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Lucy Ellmann, Les Lionnes, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claro, coll. Fiction & Cie, éditions du Seuil