jeudi 2 avril 2020

Le démon des langues

Il n’y avait pas fait attention en écoutant la radio, ce matin-là. Mais une fois dans le métro, assis à côté d’un couple qui parlait une langue étrangère à la sienne, la chose devint vite une évidence. Il comprenait tout. Il ignorait si l’homme et la femme parlaient espagnol ou portugais, mais leurs phrases s’allongeaient, limpides, sur la page de son esprit.  Une fois au travail, il se connecta sur divers sites étrangers, russes, chinois, wolof. Tout était transparent. Ecrite, parlée, aucune langue obscure. Le midi, pour sa pause déjeuner, il voulut franchir une autre étape. Il se rendit dans un petit boui-boui pakistanais et commanda, en paki, un plat dont le nom lui parut prometteur. Le serveur marmonna quelques mots dont il saisit jusqu’à la moindre inflexion. Entre le restau et son bureau, dans la rue, les voix avaient cessé de moduler leur diversité pour composer un ruissellement ininterrompu de propos plus ou moins intéressants. Il eut du mal à se concentrer cette après-midi-là, occupé à penser en araméen, en japonais, en finnois, ébloui jusqu’au vertige par la facilité avec laquelle les langues se partageaient son esprit. Pourtant, il décida de s’attarder après le départ de ses collègues afin de discuter avec l’homme de ménage mauritanien, dont le dialecte ne lui posa aucun problème. Il n’avait pas envie de rentrer chez lui, pas tout de suite, aussi se promena-t-il au gré des conversations, renseignant un Lithuanien qui semblait perdu, plaisantant avec des Chinois. Il put enfin savoir de quoi parlaient les chansons anglaises qui sortaient des boutiques. Il acheta même un journal algérien, dans lequel il repéra quelques coquilles. Puis il songea que sa femme allait s’inquiéter. Quand il poussa la porte de chez lui, elle était là, sur le canapé, en train de fumer, ses traits usés par une inquiétude qui aussitôt se changea en une sorte de rage retenue. Elle se leva et se planta devant lui, tremblante. Puis sa bouche s’ouvrit et elle lui parla sans s’arrêter, d’un débit apeuré, pendant d’interminables minutes, enchaînant des questions qui n’en étaient plus à peine formulées. Il la regardait sans rien dire, parfaitement bouleversé, ne sachant s’il était devenu sourd ou stupide, tellement il ne comprenait pas un traître mot de ce qu’elle racontait.

3 commentaires:

  1. Ni mère, ni infirmière, ni pin up ! Entre femmes on se comprendra. EK

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  2. Conte merveilleux. Les polyglottes apprécieront. Merci!

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