Ce qui est intéressant dans
l’affaire Matzneff, telle qu’on peut désormais l’appréhender à sa juste infamie
après lecture du puissant récit de Vanessa Springora, c’est qu’elle est très
souvent et très insidieusement détournée de sa leçon première – entendre la
voix de la victime – afin de permettre la réactivation d’une dialectique
permissivité-interdit. Comme si, pour mieux encaisser l’abjection dévoilée dans
Le Consentement, certains avaient à
cœur de remettre au goût du jour l’ancien clivage droite-gauche. Ainsi, on a pu
lire récemment, venant justement de cette « droite » d’autant plus
décomplexée qu’elle se veut diffuse, que les abus subis par l’auteure du livre
étaient directement liés à un climat libertaire instigué et soutenu par les
penseurs de 68 (je schématise à peine). S’il est vrai qu’il y eut, dans les
années 70, tout un discours remettant en cause l’appréhension de la sexualité des
enfants, allant jusqu’à une critique de la pénalisation de certains rapports, discours
qu’il serait d’ailleurs intéressant d’analyser, il est assez étonnant de voir
que la conclusion qu’en tirent ceux qui n’ont jamais digéré le mouvement de
libération des mœurs d’alors se résume à ceci : la rigidité morale de la
droite était en fait un saint rempart contre la perversion ; l’esprit
libertaire de la gauche masquait un impur désir de transgression. Ergo :
les pervers n’étaient pas les cathos coincés de droite mais les soi-disant émancipés
de gauche. Ergo, encore : libérer les mœurs n’était qu’une stratégie
visant à justifier des exactions sur des mineures. De là à en conclure que le
pédophile est le fruit des amours incestueuses entre Mai et 68, il n’y avait
qu’un pas, qui a été très vite franchi…
Pour intéressant que soit ce
débat (qui n’a pas vraiment lieu, tant il semble déjà tranché), on a
l’impression que ses conclusions n’ont d’autre but que de se refiler une
indésirable patate chaude. Comme s’il fallait à tout prix désigner les
responsables « politiques » ou « historiques » d’abus
sexuels qui, pourtant, ne sont en rien la marque de fabrique d’un mouvement de
pensée particulier, mais demeurent intimement liés à la domination masculine.
Vouloir faire croire, par un tour de passe-passe assez primaire et nauséabond,
que l’inceste ou la pédophilie ne sont que des pratiques plébiscitées par la
fameuse (et mythique) « pensée 68 », c’est ni plus ni moins affirmer
qu’un des aspects de la domination masculine (l’abus sexuel sur mineure) est le
pratique produit d’une époque et non une constante universelle. Est-il besoin de
rappeler la systématisation du viol comme arme de guerre, la pandémie des
agressions sexuelles au sein de la communauté religieuse, l’omniprésence de
l’inceste quelle que soit la classe sociale ? En faisant l’économie d’une
réflexion collective et d’un vaste examen de conscience, on en arrive à la
situation suivante : le refrain « On ne peut plus rien dire (et donc,
faire…) » côtoie le couplet « voyez où nous a menés votre soi-disant
libération des mœurs ».
La question, pourtant, n’est pas
seulement de stigmatiser des contextes socio-culturels qui auraient œuvré à la
banalisation de crimes sexuels, mais plutôt de mettre à jour les mécanismes
d’impunité élaborés afin de protéger ceux qui assimilent jouissance du pouvoir
et pouvoir de la jouissance. A cet égard, notre déni de complicité semble
impossible à rassasier. Ne serait-il pas plus intéressant, plus vital, plus
nécessaire que chacun fasse, en son for intérieur, le fructueux procès de tous
ces automatismes qui, par leur prolifération, ont permis de frelater jusqu’à la notion de consentement ?
Sur ce point, le livre de Springora (tout comme les déclarations d’Adèle Haenel)
apporte une indispensable lumière : le consentement n’est pas juste un pur
fait binaire (oui/non), mais peut se révéler également une construction
masculine, puisque pour jouir plus impunément de certains privilèges, entre
autres sexuels, il importe au dominant de manipuler l’autre afin que ce dernier
(et lui-même ?) adhère à l’illusion de son assentiment. Empêcher la victime de se penser comme telle,
c’est faire d’elle la complice d’un bourreau qui n’en serait plus un. Une
stratégie qui, rappelons-le, ne sert pas la diffusion d’une pensée politique
particulière mais participe au maintien d’une domination généralisée. On ne
s’étonnera donc pas que la « dénonciation » mise en œuvre par de
nombreuses femmes soit assimilée, très perversement, à une forme de
« délation », et que certains prennent un malin plaisir à parler de
« chasse aux sorcières » alors qu’il s’agit plutôt, si l’on veut vraiment
tenir cette note folklorique, d’une « exposition des ogres ». Une
fois de plus, c’est en se plaçant en victime potentielle que l’homme espère
échapper à un éventuel statut de bourreau. Le fumeux « concept » de
« compassion impitoyable », bricolé à la hâte par Finkielkraut, en
dit long sur cette peur viriliste – comme si le mâle, en sa qualité d’expert en
« dérapages », n’avait qu’une angoisse : se voir infligé un
traitement qu’il ne connaît que trop bien pour l’exercer sans ambages au quotidien. Certains ont beau jeu de brandir l'épouvantail de foudres, pénales ou médiatiques, allant même jusqu'à parler de "représailles" alors qu'il s'agit juste de la simple application d'une loi. Que ces hommes se rassurent, la "curée" dont une petite dizaine s'estime l'objet reste assez modéré au regard des 200 000 cas de violences conjugales subies par des femmes et des cent vingt-deux féminicides recensés l'an dernier en France…
Au final, ce que le mâle alpha refuse
de voir, c’est moins la criminalité de certains de ses actes que le continent
caché des conséquences desdits actes, c’est l’abîme des répercussions que
creusent ses exactions dans le corps et la psyché d’autrui, s’ingéniant à
considérer certains délits comme des « écarts », alors qu’hélas ceux-ci
se révèlent tellement systématisés, et systémiques, qu’on ne saurait lutter
contre eux qu’en exigeant de chacun non un vulgaire mea culpa mais le
renoncement conscient et délibéré à ce vaste droit de cuissage, aussi bien
physique que mental, qu’on voudrait nous faire passer pour un « moment
d’égarement ». Admettre qu’on prend parfois ses pulsions pour des droits,
cesser de confondre exercice du désir et pratique de la force, prendre l’exacte
mesure de ses convoitises, etc : ce travail à effectuer sur soi est la
condition première d’un respect de l’autre qui reste à bâtir. Les femmes nous y
enjoignent – ne faisons pas comme si
elles nous y forçaient. Ne les
obligeons pas à nous y forcer pour mieux renverser le rapport de forces.