Comme une lettre à la
poste : cette expression, aussi usitée soit-elle, est loin d’être de
rigueur dès lors qu’il s’agit d’évoquer un accouchement, et sans doute ne
l’est-elle guère plus pour désigner tout ce qu’on aimerait dire à sa génitrice.
Quelque chose, en effet, ne passe pas, ou plutôt a du mal à passer. C’est
pourtant la vie, ici, qui est transmise, autorisant la vision pas si abstraite
que ça d’une longue chaîne de femmes se perpétuant de génération en génération,
comme à l’écart des hommes, entre fèces et urine, et merci saint Augustin. La
vie, certes, mais pas que. Qui dit transmission dit également valeurs, peurs,
interdits. Et si donner naissance c’est reprendre le rôle de mère (le
flambeau ? se brûler à son tour ?), c’est l’occasion parfois de
régler ses comptes avec celle qui, Folcoche ou Médée, n’y est pas pour rien
dans votre présence au monde, à commencer par votre présence dans cette salle
d’accouchement où vous vous dites enfin :
« […] dans une mare de sang, de pisse et d’eau je viens d’apprendre la vérité : je suis un animal. »
Dixit Maria
Pourchet, qui avec Toutes les femmes sauf
une semble continuer le travail d’Annie Ernaux – on pense entre autres à Une femme (1987) ou La honte (1997) – mais par d’autres moyens, tout aussi incisifs, et
ici le mot incisif peut, oui, blesser.
Est-ce une lettre à la
mère ? Peut-être. Mais, avant toutes choses, le livre se présente comme
une lettre à la fille, Adèle, celle qui vient de naître. On est dans une
maternité – mot qui, faut-il le rappeler, désigne à la fois une usine à gaz
amniotique et un état brutal et nouveau. C’est un lieu de violence et
d’apprentissage forcé – Julie Bonnie l’avait très bien cerné dans Chambre 2 (Belfond, 2013) – où le temps
se contracte en même temps que le col se dilate, comme si une double
respiration, cosmique et contrariée, faisait s’adjoindre, au mitan d’une
délivrance, la mère passée et l’enfant à venir. Pour l’auteure, c’est l’instant
t du travail : celui de la
parturiente comme celui de la mémoire.
« Je connais quelque chose comme la terreur d’un naufragé, et sa fatigue. (…) Juste avant, il y a ma mère. Et encore avant, sa mère, et la mère de sa mère, et toutes les filles avant elles. Les fortes, les pas faciles, les tondues, les mauvaises, les tordues, les saintes, les pendues au téléphone, les paysannes, les reines d’Angleterre, les presque belles, les trop, les Carmen, les battues, les conscientes, les increvables. Et le berceau qui n’a rien demandé. Ou peut-être que si. J’ignore après tout ce qui gouverne la chute des âmes. »
La transmission : telle est la grande affaire de Maria Pourchet. Ou
plutôt : en finir avec. En effet, plutôt que de s’attaquer à la lâche
lignée des hommes, c’est à celle des femmes, outils de la transmission, que
s’en prend l’auteure. S’en prend, parce que désireuse de se déprendre, de tout
faire pour que sa fille, à son tour, ne s’en prenne pour son grade. Il faut
dire que la mère de celle qui parle ici est une armée à elle toute seule,
dispensant sans compter ordres et jugements :
« Regarde où tu mets les pieds. Ne réclame pas. Ne te fais pas remarquer. Tu la vois celle-là ? Tu l’as pas volée ? Ça t’apprendra. »
Pour dire la violence de la mère,
comme pour peindre celle de la maternité, Maria Pourchet forge une langue
parfaitement rompue, qui progresse par à-coups, selon un rythme saccadé, des
paquets de syllabes hachées et hachantes, comme en quête d’expulsion.
« Chez les animaux que nous sommes, fous du désir de parler, ça commence par la catastrophe de la langue. »
Et de faire défiler la litanie des désastres prononcés, toutes ces paroles
assenées par la mère au fil des ans et des maturations pour brider/briser la
fille. Chaîne ininterrompue de commandements, qui intime à la suivante de faire
profil bas plutôt de relever la tête. Maria Pourchet accuse, reproche,
constate, juge ? Surtout, elle montre les marques, laissées par les mots,
et dont elle refuse que l’empreinte passe à sa fille. Assez de cet apitoiement
sur soi, de cette humilité refilée en dot à chaque génération.
« Les pauvres femmes sont penchées sur les éviers, la terre, les bites, les bassines, les mômes, les poules. Une femme penchée sur un cahier, c’est un homme. C’est un homme et personne ne l’emmerde. »
On devine que ce cahier, il a fallu s’en saisir à mains
nues et rageuses.
Toutes les femmes sauf une : par ce titre, par cette promesse
aussi, Maria Pourchet ne cherche pas seulement à enrayer la machinerie de la
soumission et tuer la mère. Parce que la frontière entre victimes et complices,
opprimées et passeuses d’oppression, demeure inévitablement floue, l’auteure
paie également ses dettes :
« Je dois ma liberté à la sauvagerie, au souvenir des forêts. A la révolte inutile qui couvait en ma mère mais qui, chez moi, monte, éclate et se tait. »
C’est donc un livre sauvage, au tempo tenace, bien décidé, et ce littéralement,
à en découdre. A rompre un fil dont
il restitue, implacablement mais sans aigreur, toute la tension, porté par une
écriture elle-même en tension, à la fois blessée et coriace, crue et sagace, qui
laisse béer les plaies pour que brille, enfin affranchi, un sang nouveau.
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Maria Pourchet, Toutes les femmes
sauf une, Pauvert