mardi 25 septembre 2018

Le livre de la disparition


[A l'occasion de la sortie en poche, dans la collection Barnum (éd. Inculte) du magnifique livre de Iain Sinclair et Rachel Lichtenstein, Le Secret de la chambre de Rodinsky, je reproduis ici l'article que je lui consacrais le 11 juillet 2017 sur mon blog…]

C'est l'histoire d'une chambre. D'une pièce manquante qui est encore là. D'un vide donnant sur un espace peut-être infini. C'est l'histoire d'une quête qui tourne à l'obsession puis au salut. Il était une fois une mansarde, sise au 19, Princelet Street, à Londres, au-dessus d'une ancienne synagogue laissée à l'abandon. Nous sommes en 1979 quand on en rouvre sa porte. La chambre est inhabitée depuis une quinzaine d'années. Le précédent locataire a disparu un beau jour, au début des années 60, et tout est resté en place. Il s'appelait David Rodinsky et il vivait là en reclus, lisant, étudiant, survivant. C'était un juif d'origine ukrainienne né en 1925. Un reclus. Et malgré lui, un artiste de la disparition…

Le secret de la chambre de Rodinsky est un essai à quatre mains par Iain Sinclair et Rachel Lichtenstein. Cette dernière, ayant décidé d'écrire sa thèse sur l'immigration des Juifs d'Europe orientale dans l'East End de Londres, se rend dans la capitale et plus particulièrement à la synagogue de Princelet Street, devenu le Heritage Center. C'est là qu'elle découvre la "chambre de Rodinsky" et se trouve happée irrémédiablement dans son vortex. Elle décide alors de tout faire pour savoir qui était son mystérieux locataire disparu. Son enquête est passionnante. Non, son enquête est une passion, un chemin de croix. Les indices sont rares, les témoignages fuyants et contradictoires, les documents difficiles à exhumer. Mais Rachel s'entête, ça devient une obsession, elle passe des heures dans cette chambre, va de témoin en témoin, refait le chemin de nombreux immigrants juifs, trouve autant d'ombres que de proies, revisite son propre passé. Sa rencontre avec l'écrivain Iain Sinclair renforce son désir d'écrire sur Rodinsky, et tous deux composent alors un chant à deux voix, fascinant, haletant, poignant.

C'est comme deux cercles à la fois indépendants et enchâssés. Les chapitres de Sinclair sont de nature excentriques, ils partent du noyau-Rodinsky et vont s'élargissant, dans l'espace et le temps, recomposant la vie du quartier, traversant les strates culturelles et les dépôts de mémoire qui se sont accumulés autour et dessus. Avec sa phrase incroyablement dense et riche, qui brasse et vivifie, relie et dévoile, Sinclair s'interroge sur la figure du disparu mais surtout sur les métamorphoses des lieux, cette façon qu'ils ont d'être à la fois dévorés de l'intérieur et rongés de l'extérieur, telles des cellules faisant l'expérience de la dissolution pour tenter de survivre. Les chapitres de Rachel Lichtenstein sont concentriques, ils tentent de cerner au plus près l'individu Rodinsky, s'efforcent de ne rien laisser passer, conservant la moindre information, la traitant, toujours sur le point de voler en éclats sous la pression des éléments contradictoires: Rodinsky apparaît tantôt comme un érudit, tantôt comme un pauvre "meshugener", tantôt mort, tantôt hantant les limbes. Un fou ou un alchimiste. A la fois rabbin, golem, fantôme, ancêtre, point aveugle, histrion, pauvre diable… Mais Rachel est l'obstination même et elle finira par relier la naissance et la mort, le mystère et la révélation, son existence et celle de Rodinsky.

Livre de la disparition – d'un homme, d'un quartier, d'une tradition, mais aussi d'un peuple, d'une époque – Le secret de la chambre de Rodinsky, où l'érudition magique de Sinclair rejoint la quête vitale de Lichtenstein, plonge le lecteur dans un temps et un espace en perpétuelle contraction/expansion. L'impossibilité de savoir qui était vraiment Rodinsky devient peu à peu la clé d'une expérience outrepassant les limites de l'enquête sociologique ou biographique, une expérience de lecture du monde, des signes de sa déshérence, des vides laissés par l'invisible mouvement des vies inaperçues. Un livre-talisman, pour aller au-delà.

(J'ai repéré Le secret de la chambre de Rodinsky sur l'excellent site d'Emmanuel Requette, qui dirige la librairie Ptyx, à Bruxelles. Je me suis alors rendu compte que ce livre avait été traduit de l'anglais par Bernard Hœpffner, qui venait lui-même de disparaître, alors même que je travaillais, de mon côté, sur La disparition de Georges Perec. — Les grands livres sont peut-être des sortes de "kaddish", qui enrichissent "notre volonté de nous améliorer en cette vie, et de laisser derrière nous toute pensée de mort et de déchéance." Et maintenant: Alav ha-shalom.)

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Le secret de la chambre de Rodinsky, de Rachel Lichtenstein et Iain Sinclair, 2001, traduit de l'anglais par Bernard Hœpffner et Marie-Claude Peugeot, éditions du Rocher, collection Anatolia, dirigée par Samuel Brussell,

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