jeudi 27 septembre 2018

Perturbation

Il y a quelque chose que je ne comprends pas bien. Hier soir, Eric Zemmour dédicaçait son dernier ouvrage, Destin français – titre qui reprend celui d'un livre du fasciste Jacques Doriot, mais c'est sans doute un hasard objectif… – dans une librairie du Quartier Latin, récemment ouverte. Les forces de police étaient présentes lors de cette séance. Pour quelle raison? Selon la Préfecture de police, il s'agissait d'éviter "une éventuelle perturbation des militants de la mouvance contestataire radicale de la séance de rencontre dans un établissement proche des milieux d'extrême-droite".

On se demande pourquoi les forces de police, qui sont au service d'un gouvernement démocratique ayant accédé au pouvoir en battant l'extrême-droite lors des élections présidentielles, plutôt que de protéger une librairie dirigée par un proche de Patrick Buisson (ancien conseiller de Sarkozy et auteur d'un fringant Album Le Pen) qui vend, entre autres joyeusetés, des livres écrits par des antisémites  et/ou des négationnistes (Henry Coston a droit à un rayon entier; idem pour Saint-Loup, ex-membre des Waffen-SS…), et plutôt que d'assurer la sécurité d'un auteur ayant sans cesse écrit et tenu des propos racistes, n'a pas appliqué la loi Pleven ou la loi Gayssot, ou simplement estimé que l'idéologie ici mise en scène était contraire aux principes de la République. Et que c'était cette rencontre qui pouvait être considérée comme "une éventuelle perturbation".

On se demande aussi pourquoi cette même police s'est imaginé qu'une librairie "proche des milieux d'extrême-droite" et invitant un auteur tenant en permanence des propos passibles de poursuites judiciaires, pouvait provoquer l'ire de "militants de la mouvance contestataire radicale", et seulement la leur. N'a-t-elle pu imaginer que, désireux de protester contre cette combinaison d'infâmes, divers citoyens, pas forcément contestataire, pas forcément radicaux, auraient eu à cœur de venir "perturber" une rencontre qui, manifestement, en célébrant les noces d'un nazillon ultra-médiatisé et d'une officine crypto-fasciste (excusez ce langage suranné, qui ne recouvre bien sûr aucune réalité…), était en soi "perturbante"?

Bref, il y a quelque chose que je ne comprends pas. Mais c'est sans doute parce que je n'ai pas encore pris mon café.

mercredi 26 septembre 2018

La langue mâchée d'Emma Glass

Il se peut que dans la déferlante livresque de la rentrée vous n'ayez pas vu passer le magnifique Pêche d'Emma Glass, premier roman atypique qui narre les angoisses d'une jeune femme après un viol en donnant à son personnage une langue corporelle et saisissante. C'est publié pas Flammarion, et je dois dire que quand l'éditeur m'a passé le texte anglais, j'ai été tout de suite partant pour le traduire. J'ai promis de faire un essai pour m'assurer que le texte pouvait renaître en français, mais une fois lancé dans l'essai je n'ai pas pu m'arrêter et j'ai finalement rendu… la traduction complète. Voici le début, faites-le tourner en bouche comme un vin violent, c'est une véritable expérience de lecture, rare et forte:


"Poisse épaisse poisseuse empoissant la laine lourde engluée dans les plaies, mes pas pressés ravaudant ma peau fendue, ma mitaine humide raclant le mur. Briques rouges rêches déchirant la laine. Déchirant la peau. Peau rêche rouge. Tête rêche rouge. Je grimace en ôtant le gant plucheux, la laine lacérée érafle mes doigts meurtris. Il fait nuit. Le sang est noir. Sec. Grince grinçant grincement. Le relent de gras grillé m’obstrue les narines. Je porte mes doigts à mon visage, essuie le gras. Il colle à ma langue, glisse dans ma glotte, coule sur mes dents, mes joues, goutte au fond de ma gorge. Je vomis. Le vomi est rose au clair de lune. Charnu. Gras. Je m’appuie contre le mur, ferme les yeux. Ravale ma bile. Goût de chair. De viande. Je vomis encore. Mes yeux dansent. Éclairs roses. Retour au noir. Le corps racle la brique. Je vois noir. Noir poix. Gras. Mes paupières sont grasses. Enflées. Noires et gonflées par les gifles."



Le roman n'est pas écrit intégralement dans cette tonalité, il y a des ressacs, de la légèreté, l'angoisse de Pêche va et vient, mais quand elle revient, Emma Glass sait trouver les syllabes qui saignent… C'est un roman assez bref – 128 pages – qui ne lâche pas le corps blessé de son héroïne, laquelle vit chez ses parents (qui ne pensent qu'à baiser), a un petit ami (empreint d'une quiétude végétale), et se sait traquée par son agresseur (elle devra l'affronter une nouvelle fois… mais la donne aura changé). Pour ceux et celles que ça intéresserait, voici le début en anglais…


mardi 25 septembre 2018

Le livre de la disparition


[A l'occasion de la sortie en poche, dans la collection Barnum (éd. Inculte) du magnifique livre de Iain Sinclair et Rachel Lichtenstein, Le Secret de la chambre de Rodinsky, je reproduis ici l'article que je lui consacrais le 11 juillet 2017 sur mon blog…]

C'est l'histoire d'une chambre. D'une pièce manquante qui est encore là. D'un vide donnant sur un espace peut-être infini. C'est l'histoire d'une quête qui tourne à l'obsession puis au salut. Il était une fois une mansarde, sise au 19, Princelet Street, à Londres, au-dessus d'une ancienne synagogue laissée à l'abandon. Nous sommes en 1979 quand on en rouvre sa porte. La chambre est inhabitée depuis une quinzaine d'années. Le précédent locataire a disparu un beau jour, au début des années 60, et tout est resté en place. Il s'appelait David Rodinsky et il vivait là en reclus, lisant, étudiant, survivant. C'était un juif d'origine ukrainienne né en 1925. Un reclus. Et malgré lui, un artiste de la disparition…

Le secret de la chambre de Rodinsky est un essai à quatre mains par Iain Sinclair et Rachel Lichtenstein. Cette dernière, ayant décidé d'écrire sa thèse sur l'immigration des Juifs d'Europe orientale dans l'East End de Londres, se rend dans la capitale et plus particulièrement à la synagogue de Princelet Street, devenu le Heritage Center. C'est là qu'elle découvre la "chambre de Rodinsky" et se trouve happée irrémédiablement dans son vortex. Elle décide alors de tout faire pour savoir qui était son mystérieux locataire disparu. Son enquête est passionnante. Non, son enquête est une passion, un chemin de croix. Les indices sont rares, les témoignages fuyants et contradictoires, les documents difficiles à exhumer. Mais Rachel s'entête, ça devient une obsession, elle passe des heures dans cette chambre, va de témoin en témoin, refait le chemin de nombreux immigrants juifs, trouve autant d'ombres que de proies, revisite son propre passé. Sa rencontre avec l'écrivain Iain Sinclair renforce son désir d'écrire sur Rodinsky, et tous deux composent alors un chant à deux voix, fascinant, haletant, poignant.

C'est comme deux cercles à la fois indépendants et enchâssés. Les chapitres de Sinclair sont de nature excentriques, ils partent du noyau-Rodinsky et vont s'élargissant, dans l'espace et le temps, recomposant la vie du quartier, traversant les strates culturelles et les dépôts de mémoire qui se sont accumulés autour et dessus. Avec sa phrase incroyablement dense et riche, qui brasse et vivifie, relie et dévoile, Sinclair s'interroge sur la figure du disparu mais surtout sur les métamorphoses des lieux, cette façon qu'ils ont d'être à la fois dévorés de l'intérieur et rongés de l'extérieur, telles des cellules faisant l'expérience de la dissolution pour tenter de survivre. Les chapitres de Rachel Lichtenstein sont concentriques, ils tentent de cerner au plus près l'individu Rodinsky, s'efforcent de ne rien laisser passer, conservant la moindre information, la traitant, toujours sur le point de voler en éclats sous la pression des éléments contradictoires: Rodinsky apparaît tantôt comme un érudit, tantôt comme un pauvre "meshugener", tantôt mort, tantôt hantant les limbes. Un fou ou un alchimiste. A la fois rabbin, golem, fantôme, ancêtre, point aveugle, histrion, pauvre diable… Mais Rachel est l'obstination même et elle finira par relier la naissance et la mort, le mystère et la révélation, son existence et celle de Rodinsky.

Livre de la disparition – d'un homme, d'un quartier, d'une tradition, mais aussi d'un peuple, d'une époque – Le secret de la chambre de Rodinsky, où l'érudition magique de Sinclair rejoint la quête vitale de Lichtenstein, plonge le lecteur dans un temps et un espace en perpétuelle contraction/expansion. L'impossibilité de savoir qui était vraiment Rodinsky devient peu à peu la clé d'une expérience outrepassant les limites de l'enquête sociologique ou biographique, une expérience de lecture du monde, des signes de sa déshérence, des vides laissés par l'invisible mouvement des vies inaperçues. Un livre-talisman, pour aller au-delà.

(J'ai repéré Le secret de la chambre de Rodinsky sur l'excellent site d'Emmanuel Requette, qui dirige la librairie Ptyx, à Bruxelles. Je me suis alors rendu compte que ce livre avait été traduit de l'anglais par Bernard Hœpffner, qui venait lui-même de disparaître, alors même que je travaillais, de mon côté, sur La disparition de Georges Perec. — Les grands livres sont peut-être des sortes de "kaddish", qui enrichissent "notre volonté de nous améliorer en cette vie, et de laisser derrière nous toute pensée de mort et de déchéance." Et maintenant: Alav ha-shalom.)

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Le secret de la chambre de Rodinsky, de Rachel Lichtenstein et Iain Sinclair, 2001, traduit de l'anglais par Bernard Hœpffner et Marie-Claude Peugeot, éditions du Rocher, collection Anatolia, dirigée par Samuel Brussell,

lundi 17 septembre 2018

Mathieu Riboulet sur les grands chemins de Jean Genet

Du 20 au 23 septembre vont se tenir les Rencontres de Chaminadour, à Guéret (Creuse), sous la houlette de Hugues Bachelot. L'écrivain Mathieu Riboulet, qui nous a quittés en février dernier, avait exprimé le souhait qu'elles soient consacrées à Jean Genet. Il avait commencé à travailler sur le programme, les invités, les thèmes abordés, et c'est donc sans lui, hélas, que ces rencontres auront lieu, avec bien entendu une place spéciale accordée à l'œuvre de Mathieu. Voici le programme des journées du 20 au 23 septembre – il y aura également, le 19 septembre, la projection du film Querelle de Fassbinder au cinéma le Sénéchal à 18h30.

Parmi les participants à ces rencontres: Oliver Rohe, Mathias Enard, Mathieu Larnaudie, Claro, Arno Bertina, Yves Pagès, Patrick Boucheron, Camille de Toledo, Josef Winckler, Bernard Banoun, Marie-Hélène Lafon, et bien d'autres.



JEUDI 20 SEPTEMBRE

THÉÂTRE DE LA FABRIQUE |

· 14 heures 30 - Conférence
"Genet au pays de Jouhandeau ou l’évangile du désir selon Mathieu", par Martin Hervé.
· 15 heures 30 - Conférence
"Les saintes huiles de Jean Genet", par Patrick Autréaux.
· 16 heures 30 - Débat
"Le théâtre de Jean Genet : entre opéra bouffe et tragédie", avec Arno Bertina et Emmanuelle Lambert.
· 18 heures - Projection
Jean Genet, un captif amoureux, parcours d’un poète combattant, de Michèle Collery (2016).
· 19 heures 30 - Conférence
"Genet et le cinéma, un malentendu à l’œuvre", par Yves Pagès,
suivie de la projection de Un chant d’amour, de Jean Genet (tournage 1950, sortie 1974).


VENDREDI 21 SEPTEMBRE

THÉÂTRE DE LA FABRIQUE |

· 9 heures - Première lecture de Jean Genet
, Mathieu Riboulet
Extrait de l’émission « Au singulier » du 10/12/15 sur France Culture.
· 10 heures - Conférence
"Miracle de la prose", par Claro.
· 11 heures - Table ronde
"Célébrer la langue", avec Mathias Enard, Claro, Mathieu Larnaudie, Pierre Michon.
Modération : Francesca Isidori.
· 14 heures - Table ronde
"La question du désir chez Mathieu Riboulet", avec Claro et Camille de Toledo.
Modération : Élodie Karaki.
· 15 heures 30 - Conférence
"Sartre, Saint Genet et Genet sans Sartre : quand la théorie fait écran", par Patrick Boucheron.
· 16 heures 30 - Table ronde
"Points de vue et questionnements de deux lectrices de l’œuvre de Genet", avec Leïla Shahid, Emmanuelle Lambert.
Modération : Francesca Isidori.

BIBLIOTHÈQUE DU GRAND GUÉRET |

· 18 heures - Inauguration, Exposition "le théâtre de Jean Genet".

THÉÂTRE DE LA FABRIQUE |

· 20 heures 30 - Rencontre
Genet en Carinthie, avec Josef Winkler et Bernard Banoun.


SAMEDI 22 SEPTEMBRE

THÉÂTRE DE LA FABRIQUE |

· 9 heures 30 - Conférence
"Corps écrits. Et le désir comme un pays. Lectures tissées", par Marie-Hélène Lafon.
· 10 heures 15- Table ronde
"Corps, sexualité, travestissement", avec Camille de Toledo, Mathieu Larnaudie, David Dumortier.
Modération : Élodie Karaki.
· 11 heures - Débat
"La question de l’engagement chez l’un et chez l’autre (Riboulet-Genet)", avec Arno Bertina et Oliver Rohe.
· 14 heures 15 - Table ronde
"L’engagement : Quatre heures à Chatila", avec Leïla Shahid, Mathias Enard, Oliver Rohe.
· 15 heures 45 - Projection
12 minutes sur la tombe de Jean Genet, à Larache près de Tanger. Un court-métrage d’Abdellah Taïa,
suivi d'un débat entre Abdellah Taïa et Mathias Enard.
· 17 heures - Table ronde
"Genet et le monde arabe", avec Leïla Shahid, Mohammed Berrada, Oliver Rohe, Abdellah Taïa.
Modération : Alain Nicolas.
· 19 heures - Lectures du soir
Nicolas Pignon lit Le Condamné à mort de Jean Genet, et Entre les deux il n'y a rien de Mathieu Riboulet.